« Les défis de la politique monétaire dans les pays avancés (Europe, États-Unis) »
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En ce début d’année 2023, l’Association a eu le plaisir d’accueillir au Lycée un ancien élève, Jean Claude Trichet , Ancien Président de la Banque Centrale Européenne, Président de l’Académie des Sciences morales et politiques. Avec son autorisation, l’Association est heureuse de vous partager une transcription de sa conférence, qui a été suivie par une série de questions.

Introduction d’Emmanuel Rodocanachi
Monsieur le Gouverneur, Monsieur le Président, cher Jean-Claude, merci infiniment d’avoir consacré cette soirée au lycée Condorcet, à ses anciens élèves et élèves. C’est un honneur pour nous de t’avoir parmi nous.
Je te présente en quatre minutes, en omettant beaucoup de tes nombreux titres. Je rappellerai à ceux qui ne le sauraient pas, que tu as été conseiller technique de M. René Monory au Ministère de l’économie et des finances en 1978, puis au Secrétariat général de la Présidence de la République de 1978 à 81, c’est là que nous nous sommes connus. Puis tu as été Directeur de cabinet d’Édouard Balladur en 86 et 87, Gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, et pendant cette période, tu as eu beaucoup à faire car il t’a fallu dominer des évènements financiers redoutables. Président de la Banque Centrale Européenne de 2003 à 2011, avec, là aussi, de nombreuses difficultés à surmonter, dont la grande crise de 2006/2008. Président du groupe des dix gouverneurs de 2003 à 2011, Président et président d’honneur maintenant, du groupe des trente. Président de la Trilatérale, Président du comité Bruegel de 2012 à 2020, et puis quelque chose que je vous demande de particulièrement remarquer, Président de l’Académie des sciences morales et politiques à l’Institut de France en 2023. Tu es commandeur de la Légion d’honneur, tu as dix décorations étrangères, tu as été nommé personnalité de l’année par le Financial Times, alors que l’on sait que les Britanniques ne sont pas très généreux en matière de reconnaissance des services rendus dans l’univers financier. Prix international Charlemagne en 2011 et docteur honoris causa de six universités étrangères.
En un mot, Jean-Claude, tu es un des personnages qui ont compté, qui comptent et qui compteront encore beaucoup dans ce monde difficile.
Nous te sommes particulièrement reconnaissants de consacrer cette soirée au lycée Condorcet dont tu as fait partie.

Exposé de Jean-Claude Trichet
Merci infiniment, Emmanuel, des propos beaucoup trop bienveillants que tu as tenus. C’est la loi du genre, et je crois qu’il ne faut pas leur accorder trop d’importance, et tu as été un peu généreux à mon égard. Je voudrais dire que c’est un grand plaisir pour moi d’être à nouveau au Lycée Condorcet. En reprenant les anciens documents, tu as trouvé que j’étais déjà venu il y a exactement vingt-deux ans, en l’an 2000. A l’époque j’étais gouverneur de la Banque de France et notre pays n’était pas encore dans la zone euro : nous venions d’entrer dans la zone euro mais nous n’avions pas encore distribué les monnaies et les pièces.
Aujourd’hui, je vais essayer de vous dire un certain nombre de choses et tâcher de ne pas être trop long. Si vous trouvez que je suis trop long, manifestez votre impatience parce que les questions sont très importantes. En quelques mots — considérez ce que je vais dire comme un certain nombre de têtes de chapitre, je vais essayer de répondre à quelques questions. Je les énumère et ensuite je vais y répondre.
- peut expliquer que nous ayons eu pendant cette longue période, entre la grande crise financière de 2007-2008 et la crise COVID, des taux d’intérêt extraordinairement bas, négatifs dans certains cas, avec une inflation extraordinairement basse, et le sentiment que le danger principal était celui de la déflation et pas du tout l’inflation ?
- Qu’est-ce qui s’est passé depuis le milieu de l’année 2021, qui fait que nous avons observé dans tous les pays avancés au niveau mondial une sorte de point d’inflexion avec une reprise de l’inflation, « avec vengeance » comme disent les Anglo-Saxons ? Qu’est-ce qui a fait que l’ensemble des politiques monétaires des banques centrales ont dû changer ? Quelles sont les causes, sont-elles multiples ?
- Qu’est-ce qui fait qu’il était si difficile au moment de la reprise de l’inflation, d’en prendre vraiment la mesure, pour les gouvernements, pour les économistes, pour l’ensemble des marchés, des opérateurs sur les marchés et pour les banques centrales ? Pourquoi diable a-t-il fallu un temps assez long, que j’estime être de l’ordre d’un semestre entier, avant que les décisions ne soient prises, correspondant à une situation de retour de l’inflation qui était pourtant flagrante ?
- Enfin, dernière question à laquelle je voudrais répondre : est-ce que, de mon point de vue, les banques centrales vont gagner la bataille ? Certains disent non, l’inflation est là, elle est revenue, elle va s’installer indéfiniment… Je ne suis du tout de cette école, je suis assez convaincu, au niveau des États-Unis et de l’Europe, que nos banquiers centraux vont permettre de revenir à une relative stabilité des prix comme celle que nous avions connue. En tout cas comme celle connue de manière absolument flagrante à l’époque du franc et du mark et depuis la création de l’euro jusqu’à la crise financière qu’on appelle la grande crise financière. Et, avec ensuite cette longue période qui n’était plus une période de stabilité des prix, mais qui était une période de prix extrêmement faibles, d’inflation extrêmement faible, au point que le risque principal apparaissait comme étant celui de la déflation.
Voilà quatre questions auxquelles je réponds de manière aussi brève que possible. Considérons que ce sont quelques têtes de chapitre, et si vous voulez qu’on creuse je suis prêt à ce que on creuse chacune de ces têtes de chapitre.
1) Première question : pourquoi est-ce que l’inflation paraissait avoir complètement disparu après la crise de Lehmann Brothers, ce que j’appellerais la très grande crise financière ? Pourquoi beaucoup d’économistes, de très grands talents, beaucoup d’opérateurs, beaucoup de participants du marché ont-ils été convaincus que l’inflation serait basse, voire indéfiniment très basse ?
Je vois cinq raisons :
- Je crois qu’on peut attribuer à cette situation, qui a duré un peu plus de dix ans, cette très grande crise financière qui a considérablement affecté le potentiel de croissance des pays avancés. Cela a diminué la croissance à cause du fait que les progrès de productivité eux-mêmes se sont effondrés en Amérique, en Europe, dans l’ensemble des pays avancés. Évidemment le fait d’avoir une croissance ralentie et un potentiel de croissance ralenti, va dans le sens d’une faible inflation, et pas dans le sens d’une forte inflation.
- Deuxièmement il y a eu l’accélération de la globalisation : utiliser la division du travail au niveau mondial de manière accélérée fait que les producteurs pouvaient rechercher des chaînes de valeurs internationales leur permettant d’avoir les plus faibles coûts possibles, et évidemment ceci dans la mesure où c’était une dynamique qui se déployait au niveau mondial. On sait le rôle que la Chine et l’Asie en général ont joué dans cette période. Donc l’accélération de la globalisation était un facteur de très faible inflation.
- Je crois qu’il y avait une troisième cause, particulièrement flagrante aux États-Unis, à savoir le pouvoir de négociation faible du travail organisé, des syndicats, des employés d’une manière générale. On a observé, dans un certain nombre de pays avancés, pas en France mais notamment aux États-Unis, une croissance très faible des salaires nominaux et réels. Or l’inflation, en dernière analyse, c’est ce qu’on appelle les coûts unitaires de production, c’est-à-dire le mélange de progrès de productivité et d’augmentation de salaire. Il se trouve que pour des raisons complexes, notamment aux États-Unis mais pas uniquement, le pouvoir de négociation du travail organisé et des employés était plus faible qu’auparavant.
- Il y a eu aussi un phénomène qui a joué dans le sens d’une l’inflation faible et de très bas taux d’intérêt réels et nominaux : c’était ce que mon collègue Ben Bernanke avait appelé le « savings glut » c’est-à-dire l’excès d’épargne au niveau de l’économie mondiale. Pour des raisons très complexes, cet excès d’épargne qui était documenté par les économistes expliquait que l’on puisse se retrouver avec des taux d’intérêt bas parce que l’épargne était plus abondante que l’investissement au niveau mondial.
- Je peux évidemment ajouter que la COVID qui survient au terme de cette période — donc de Lehmann Brothers jusqu’au début de la COVID — pendant un an et demi au moins, a eu tendance à accentuer encore les choses avec cette menace permanente d’implosion de l’économie mondiale et de chacun des pays avancés et des pays en développement. Cela constitue une cinquième cause, et c’est la combinaison de tout cela qui a fait que les banques centrales avaient un souci principal qui était la déflation. Les consommateurs, si les prix ne cessent de baisser, attendent avant de consommer. Les entrepreneurs et les investisseurs attendent que le prix des machines soit plus bas. Donc la menace de l’implosion économique due à une déflation qui pouvait se matérialiser à tout moment était dans l’esprit — et je crois que c’était justifié — des banques centrales. Elles ont donc mené des politiques monétaires extrêmement accommodantes, des deux côtés de l’Atlantique, avec des taux d’intérêt extrêmement faibles, voire négatifs. Vous vous souvenez de ce cas au Japon, en Europe, pas en Angleterre ni aux États-Unis qui étaient à 0. C’étaient des politiques monétaires totalement non conventionnelles, avec des acquisitions de valeurs négociables publiques essentiellement, mais aussi privées. Cette politique non conventionnelle ajoutait encore au caractère extraordinairement accommodant des politiques des banques centrales.
2) Seconde question, peut-être la plus importante : pourquoi l’inflation est-elle là ? Que s’est-il passé pour que l’inflation soit là ? Pardonnez-moi, je vais être un peu laborieux, mais là je vois huit causes :
- Je crois que la reprise post-COVID a été un formidable détonateur pour l’inflation parce qu’on s’est retrouvé tout d’un coup — heureusement — avec l’évaporation progressive mais quand même assez rapide de toutes les contraintes COVID que ce soit sur la consommation de l’ensemble des concitoyens, à la fois comme consommateurs et comme producteurs. Les consommateurs avaient pour la plupart d’entre eux la capacité de consommer, parce que les politiques monétaires et budgétaires avaient été très accommodantes. Vous vous souvenez du « quoi qu’il en coûte », mais cela a été vrai dans tous les pays. Il y avait cette soif de consommer à nouveau, donc il y a eu un formidable déploiement de consommation, alors que la COVID avait considérablement perturbé la production. A noter aussi des changements de comportement des employés eux-mêmes, des travailleurs, avec une demande très forte en Amérique, en Europe, et une réponse de la production qui n’était pas à la hauteur. Ce décalage entre une forte demande et une offre de biens et services non appropriée en face correspond à la moitié de l’année 2021 : c’est à ce moment-là qu’il y a déclenchement d’une inflation.
- Une deuxième raison sur laquelle je reviendrai est que les autorités, les gouvernements, les autorités exécutives et les banques centrales ont attendu avant de prendre des décisions. J’ai parlé d’un délai de cinq à six mois : il n’a pas arrangé les choses, parce qu’on a eu le déclenchement de l’inflation avec la reprise post-COVID et on n’a pas eu une réponse immédiate pour y faire face, ni sur le plan budgétaire, ce n’est jamais facile, ni même sur le plan monétaire.
- Comme on avait accumulé des politiques monétaires extrêmement accommodantes et expansives sur une décennie, vous avez un énorme stock de moyens issus de l’accommodation monétaire. On est en présence de l’héritage d’un passé de dix ans extraordinairement accommodant sur le plan des politiques monétaires et encore plus budgétaires, aux États-Unis comme en Europe, car on redoutait la déflation. Vous imaginez qu’on a donc là un stock de dépenses budgétaires passées colossal aux États-Unis et en Europe : on est en présence là de deux éléments inflationnistes.
- A la fois le stock de politiques budgétaires et monétaires accommodantes, conventionnelles avec les taux d’intérêt très bas, et non conventionnelles avec les fameux QE « Quantitative Easing » dont vous avez tous entendu parler. Cela constitue les causes 3 et 4.
- Je passe aux points 5, 6 et 7, qui portent sur des données structurelles. Ils avaient joué dans le sens de la faible inflation ou de la déflation avant COVID et jouent maintenant dans le sens inflationniste. Je note que la tendance à l’accélération de la globalisation s’est complètement retournée : la COVID, les problèmes géostratégiques, les risques de guerre dans le monde, conduisent l’ensemble des agents économiques à ne plus pouvoir faire reposer entièrement la chaîne de valeur mondiale sur un ensemble de producteurs soumis à des risques d’épidémie ou de guerre. Il n’est plus possible d’être exposé à un blocage de la chaîne de valeur mondiale, donc « soyons prudents, assurons-nous contre les risques qui sont associés à une trop grande division du travail dans le monde ». Je crois ce mouvement structurel et de long terme. Il y a un renversement de la tendance à l’accélération de la globalisation, voire une absence certainement de l’accélération de la globalisation. Cela s’ajoute plutôt dans le sens de l’inflation.
- Il s’est clairement passé quelque chose aux États-Unis au cours de ces cinq dernières années. La classe moyenne inférieure — pour simplifier outrageusement — était réellement maltraitée depuis longtemps par rapport à la moyenne des citoyens américains. Ce phénomène économique analysé se traduisait d’ailleurs par des inégalités de revenu et s’accompagnait d’un problème politique. Lorsque le président Trump a été élu, il a été élu par les cols bleus, en tout cas une fraction très importante, qui se sentait très maltraitée et qui a voté pour lui. C’est ce qu’on appelle le populisme, le nouveau populisme des républicains aux États-Unis alors que les républicains sont traditionnellement en faveur du Big Business. Cela correspond à cette frustration d’une large partie de l’électorat. Le président Biden est parfaitement conscient de cette frustration d’une large partie de l’électorat. Au moins aux États-Unis, j’ai tendance à considérer le renversement du pouvoir de négociation de cette fraction de la population comme étant non plus déflationniste mais plutôt inflationniste.
- Je vais peut-être désoler certains d’entre vous, notamment la population la plus jeune, mais je crois que la transition verte pose des problèmes que l’on ne prend pas en compte. Il faut la faire, c’est évident : on est tous dans le même vaisseau spatial et c’est un problème fondamental pour l’humanité. On a tendance à présenter les choses comme étant un processus gagnant-gagnant dans tous les domaines. Or il nous faut quand même investir massivement dans de nouveaux investissements verts, ce qui pèse évidemment sur un stock d’investissements passés qui devient obsolète plus ou moins rapidement. On veut atteindre nos objectifs assez rapidement, et dans une économie mondiale qui doit affronter des problèmes gigantesques pour l’équilibre de la planète. Mais cela a un coût, et croire que c’est gratuit n’est pas exact : on ne peut pas nier le fait que ça aura une importan
te conséquence : l’excès d’épargne sur l’investissement au niveau mondial devient lui-même probablement obsolète progressivement, et il faudra un changement complet des processus de production avec une obsolescence du stock de capital. - J’en étais à ma septième cause, vous voyez, mon analyse est très multidimensionnelle et très complexe, on ne peut pas trop simplifier les choses, mais malheureusement toutes ces hausses vont bien à mes yeux dans le sens d’une plus grande poussée de l’inflation. Certaines d’entre elles sont structurelles et de long terme. A mon avis, la France n’a jamais eu un problème à l’anglo-saxonne comme les Anglais ou les Américains, mais j’ai une huitième cause qui est évidemment plus géostratégique : la guerre en Ukraine. Elle a des conséquences absolument redoutables. Comme vous avez vu, je ne mets pas la guerre en Ukraine comme étant à la source du problème d’inflation, même s’il est clair que l’énergie, les prix de certaines matières premières, les prix des céréales, les prix du gaz, etc., ont été encore amplifiés. Cette croissance est malheureuse pour nous et surtout pour les Européens, c’est une guerre européenne qui frappe particulièrement les Européens, il faut en être très conscient. J’essaye d’être relativement optimiste et de me raisonner en disant que cette guerre ne va pas être éternelle. Certains disent pourtant que cela va durer très longtemps. Auquel cas, la crise ne serait plus conjoncturelle mais structurelle. Si c’était le cas par malheur, ce serait très grave pour nous parce que ce serait une cause de poussée permanente d‘inflation irriguant l’ensemble des Européens, créant la défiance généralisée au sein des consommateurs comme des entreprises. C’est une question extrêmement grave. Au niveau mondial il y a aussi des menaces en Asie, sur lesquelles on a beaucoup parlé, mais je crois qu’on pourrait très bien se retrouver avec des problèmes graves à Taipei ou ailleurs. Je mets donc cet aspect géostratégique comme faisant partie de nos problèmes concernant notamment certains prix mondiaux de l’énergie et des matières premières, avec une vulnérabilité particulière des Européens à cause de la présence de cette guerre en Europe.
Vous avez huit causes que je suis prêt à creuser, à reclasser en causes conjoncturelles ou structurelles.
3) Troisièmement, j’avais promis de répondre à la question : comment expliquer le délai initial, l’hésitation des autorités, des économistes, des marchés, alors même que nous avions clairement une reprise de l’inflation observée ? J’ai aussi cinq raisons que je peux énoncer.
Et je voudrais simplement vous rappeler que Jay Powell, le président de la Fed, avait dit jusqu’à la fin octobre 2021 : « L’inflation que nous observons est transitoire, et nous allons retrouver la stabilité des prix à 2% dans le courant de l’année 2022 ». On a vu ce qu’il en était. Il le disait en ayant le sentiment que ce n’était pas absurde. Les marchés, les participants du marché l’écoutaient. Les économistes écoutaient en disant en effet qu’on devrait revenir à une stabilité des prix raisonnable. En novembre 2021, changement de ton, ce n’est pas transitoire. Mais les décisions appropriées n’ont été appliquées que beaucoup plus tard, environ cinq mois, aux Etats-Unis, avec des taux qui n’augmentent que cinq mois après la déclaration du patron de la Federal Reserve. Même chose en Europe avec le même décalage entre la reconnaissance du fait que problème que nous avions n’était pas transitoire et les actions prises. Je vois donc cinq raisons.
Ce que je dis là n’est pas essentiel parce que les banques centrales ont augmenté les taux d’intérêt de manière monumentale aux États-Unis comme en Europe Elles l’ont fait comme elles ne l’avaient jamais fait. Ce qui est intéressant est ce retard aux États-Unis et en Europe parce qu’il est lui-même multifactoriel.
- D’abord, il est vrai qu’il est difficile de qualifier un phénomène dont on peut penser que c’est un choc d’offre. Les banques centrales doivent toujours être très prudentes pour qualifier le choc inflationniste devant lequel elles se trouvent. Si c’est un choc d’offre, alors il leur est difficile de résister. Si c’est un choc de demande, si la demande est réellement excessive, alors elles peuvent immédiatement agir sur la demande et la modérer. Dans un choc d’offre il faut traiter les choses de manière plus délicate. Si l’on considère comme un choc d’offre les prix du pétrole ou du gaz, il n’est pas nécessaire de modifier immédiatement de manière brutale la politique monétaire.
- La croyance généralisée des économistes était que toutes les causes que j’ai déjà énoncées comme étant les causes de faible inflation ou de déflation, n’avaient aucune raison d’avoir changé. Cette inertie du raisonnement était : « Pourquoi diable serions-nous à partir de maintenant dans une période différente ? » Les analyses n’étaient pas encore suffisamment lucides peut-être ou audacieuses pour suggérer qu’on pourrait se trouver dans un environnement différent.
- Il y a un autre phénomène très important : parmi les mesures non conventionnelles prises par les banques centrales comme les acquisitions de valeurs, les QE. Il y avait aussi les indications a priori ex ante sur ce qu’on allait faire à l’avenir. Dans la période où la matérialisation de la déflation menaçait très fortement, les banques centrales avaient dit : « Quoi qu’il arrive, nous allons continuer à être extrêmement accommodants », c’est ce qu’on appelle la forward guidance, des indications données a priori. Évidemment, quand il faut faire un virage à 180° et que vous avez dit à l’ensemble de l’opinion, à vos concitoyens et aux participants du marché « Quoi qu’il arrive, on va continuer à être très accommodant », le virage sur l’aile à 180° n’est pas très facile. C’est une remarque de bon sens qui montre qu’il faut être peut-être plus prudent à l’avenir sur cette forward guidance.
- Il y a une quatrième raison — un peu technique : les banques centrales des deux côtés de l’Atlantique avaient associé le non-conventionnel, c’est-à-dire le QE, et le conventionnel, c’est-à-dire les taux d’intérêt. Elles avaient déclaré qu’elles ne commenceraient à hausser les taux d’intérêt qu’au moment où il n’y aurait plus d’acquisition nette de valeurs négociables sur les marchés. C’est ce qui avait été dit au titre de la forward guidance de chaque côté de l’Atlantique. Cela a introduit un délai de supplémentaire parce que les deux banques centrales, la Fed et la BCE, ont dû attendre de terminer le QE avant de hausser les taux d’intérêt. Une leçon à tirer est peut-être de ne pas lier aussi étroitement ces deux modalités des politiques monétaires.
- La non fiabilité des modèles économiques en période de changement extrêmement rapide est un problème assez grave : les modèles de type « Dynamic Stochastics General Equilibrium » qui dominent l’ensemble des analyses des secteurs privé et public, des marchés comme des banques centrales, ont beaucoup de peine à prendre en compte des changements très rapides. Si Jay Powell pouvait encore dire en octobre 2021 : « Nous allons revenir à 2% dans l’année 2022 », c’est parce que ces modèles donnaient des résultats. La technostructure des économistes les plus raffinés, qui faisait tourner leur modèle, donnait ce résultat. J’observais cela moi-même dans une période antérieure où les modèles économiques de ma propre Banque centrale et, d’ailleurs, de toutes les banques centrales de l’euro-système, ne nous disaient pas que l’économie européenne tombait comme une pierre. Les anticipations ne correspondaient pas à la réalité qui était communiquée par ceux qui étaient dans l’économie réelle, c’est-à-dire les entreprises elles-mêmes, les entrepreneurs et les syndicats. Il se passait pourtant quelque chose que les entreprises et les consommateurs voyaient.
4) La dernière question que je posais était : « Est-ce qu’on peut reprendre le contrôle de l’inflation » ? J’ai un certain nombre de remarques, mais d’abord je vous dis tout de suite mon sentiment : « Oui, on va reprendre le contrôle de l’inflation dans les pays avancés ». J’ai quelques remarques avant d’aboutir à cette conclusion.
« On peut être rattrapés par une crise financière très grave comme celle que l’on a connue et qui nous a perturbés de manière absolument considérable. Ceci n’est pas du tout exclu, le système financier économique mondial reste fragile et même plus fragile peut-être que dans le passé. »
Il faut savoir qu’on vit en ce moment dans un environnement extraordinairement incertain, il faut comprendre qu’il y a une dose d’incertitudes colossale pour tout ce que l’on fait, tout ce que l’on peut prévoir ou anticiper, à cause de la guerre, des tensions géostratégiques, de l’ensemble des conséquences sur la confiance des décideurs, des consommateurs, de nos concitoyens.
Je ne veux pas être trop négatif ou sombre, mais on peut être rattrapés par une crise financière très grave comme celle que l’on a connue et qui nous a perturbés de manière absolument considérable. Ceci n’est pas du tout exclu, le système financier économique mondial reste fragile et même plus fragile peut-être que dans le passé.
Il y a une difficulté à assurer une bonne complémentarité entre les politiques monétaires et budgétaires.
Je voudrais également dire juste un tout petit mot sur le fait que l’Europe n’est pas dans la même situation que les États-Unis pour une raison simple : nous sommes aux premières loges de la guerre, nous sommes beaucoup plus vulnérables en matière d’énergie. Les États-Unis se suffisent à eux-mêmes, ils ont du gaz à ne plus savoir qu’en faire, une production agricole abondante. Ceci vous explique que la BCE a une politique monétaire qui n’est pas aussi dure que la politique monétaire américaine. Ceci vous explique aussi l’inflation apparente, c’est-à-dire ce qu’on appelle dans le jargon des économistes, l’headline inflation, qui est mesurée par les agences, il y a donc une assez grande différence en décembre entre l’inflation américaine et l’inflation européenne.
En décembre 2022, l’inflation américaine et de 6,5%, alors que l’inflation européenne en est à 9,2%. On a à peu près la même inflation sous-jacente, c’est-à-dire sans l’énergie et sans la production agricoles (agricole) et l’alimentation. Hors énergie et alimentation nous-mêmes nous sommes à 5,2% d’inflation sous-jacente, et les États-Unis sont à 5,7%. Vous voyez qu’on est à peu près au même niveau d’inflation sous-jacente. Je reste prudent, ça changera en janvier, en février et en mars, mais vous voyez la différence. Le poids de l’énergie et de l’alimentation est beaucoup plus lourd chez nous qu’aux États-Unis, ce qui veut dire que la demande totale agrégée en Europe est beaucoup plus touchée qu’aux États-Unis. Il est donc normal que les États-Unis soient plus agressifs dans leur politique monétaire. La Fed doit aller plus loin que la BCE parce qu’elle, elle n’est pas aidée, comme l’est la BCE, par cette réduction de la demande. C’est un élément qu’il faut avoir en tête parce que vous entendrez dire que l’Europe et la BCE sont en retard sur les États-Unis et devraient être beaucoup plus orthodoxes et prendre des décisions beaucoup plus fortes. Elles vont continuer à prendre des décisions fortes et je les y encouragerai plutôt moi-même, car nous devons reprendre la maîtrise de l’inflation. Mais encore, je crois qu’il y a une certaine légitimité à ce que nous ne fassions pas exactement la même chose dans la comparaison États-Unis/Europe.
Ma conclusion définitive : je pense que les deux Banques centrales ont manifesté de manière extrêmement claire que leur objectif est un engagement qu’elles ont pris devant l’ensemble de leur population, devant leurs concitoyens, devant tous les observateurs. Leur objectif est de revenir autour de 2% à moyen terme. On a été autour de 2% à moyen terme en Europe depuis la création de l’euro et on y était sur le franc et le mark, longtemps avant la création de l’euro. Nous sommes habitués à la stabilité des prix. Cela engage quand vous dites à votre population et aux agents économiques qu’on va revenir à 2% : vous ne pouvez pas vous permettre de faire n’importe quoi, ou alors vous perdez totalement votre crédit à moyen terme. A moyen terme, cela ne veut pas dire aujourd’hui : les banques centrales ne sont pas du tout maîtresses des prix du pétrole et du gaz. Cela ne veut pas dire non plus nécessairement demain, parce qu’il faut un certain temps avant que tout cela se dissipe. Cela veut dire dans mon esprit trois ans pour revenir autour de 2%.
Ce 2% est une norme mondiale. Je ne sais pas si nombreux parmi nous savent que la définition de stabilité des prix ou l’objectif d’inflation est de 2% pour l’ensemble des grandes Banques centrales des pays avancés. C’est 2% au Japon, 2% en Angleterre, 2% aux États-Unis, 2% en Europe. Il se trouve que ce n’est pas un accord international qui a fait converger ces banques centrales sur cette définition de la stabilité des prix, mais c’est une convergence qui s’est manifestée progressivement, et notamment en 2012 aux États-Unis et en 2013 au Japon, alors que c’était déjà le cas pour les Européens. Et ce parce que les banques centrales des grands pays avancés ont réalisé que la crise de Lehmann Brothers a fait prendre conscience que nous sommes dans un monde extrêmement turbulent où tout peut arriver.
L’ancrage des anticipations est quelque chose de fondamental pour nous les banquiers centraux. Comme nous sommes responsables de la stabilité des prix, autant donner une définition de ce que nous entendons pour que les entreprises, départements du marché, syndicats et l’ensemble de ceux qui font l’économie réelle puissent prendre des décisions à moyen et long terme. Ils doivent savoir qu’il existe une institution dans le pays, dans l’économie intégrée, sur le continent américain, qui œuvre pour assurer une stabilité.
C’est une des raisons pour lesquelles ce 2% a de très bons arguments en sa faveur, même s’il y a en permanence une discussion académique sur ce point. J’appelle votre attention sur le fait que les quatre grandes banques centrales que j’ai énoncées, Japon, États-Unis, Angleterre, et BCE sont les émetteurs des quatre monnaies qui sont les monnaies mondiales dans le panier des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international. On a là pour la première fois depuis l’explosion du système de Bretton Woods un système monétaire international qui donne une définition commune aux grandes monnaies convertibles. Je considère qu’il s’agit d’une réforme de facto fondamentale du système monétaire international depuis l’explosion du système de Bretton Woods et de la non convertibilité or du dollar des États-Unis.
Je m’arrête là. Je pense avoir à peine dépassé le temps qui m’était imparti. Il nous reste encore du temps pour les questions.
Commentaire d’Emmanuel Rodocanachi
Merci Jean-Claude, lucidité et conviction. Ce sont deux caractères que tu manifestes et que tu as manifestées dans le passé. Je ne l’ai pas dit dans la présentation de ton CV, mais tu as eu tout au long de ta brillante carrière cette solidité qui fait que l’on avait confiance dans ce que faisaient la Banque de France puis la Banque centrale européenne, et dans les conseils que tu donnes aujourd’hui dans les instances dans lesquelles tu te trouves. Nous sommes, je crois pouvoir le dire, tous admiratifs de cette conviction que tu manifestes, avec une lucidité qui te donne raison.
La « classe » a été extrêmement studieuse et suspendue à ce que tu disais parce que tu l’as exprimé avec ta clarté habituelle. C’est précieux parce que ça contribue à éclairer le débat sur ces sujets fondamentaux.
Je serais très heureux que quelques questions soient posées à Jean-Claude Trichet.



Bonjour, Je regrette de n’avoir pas été prévenu de cette conférence et donc de n’avoir pu y assister !
J’aurai retrouvé avec plaisir Jean Claude Trichet avec qui j’ai fait toute ma scolarité au petit puis grand Lycée Condorcet, de la 6ème jusqu’en classe préparatoire aux grandes écoles ; nous formions même un binôme pour la révision des « colles ».
Après quelques années, j’ai perdu sa trace , donc, j’aimerai bien , si possible, que vous communiquiez une adresse internet où je pourrai le joindre . Merci d’avance.
Francis Boucly
06 82 01 36 49
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Bonjour Monsieur
Désolés que vous n’ayez pu être prévenu : sans-doute ne figuriez-vous pas dans nos listes d’envois (qui comprend pourtant plus de 300 anciennes et anciens élèves); nous allons vous y ajouter rapidement. Pour pallier à ce risque d’être inévitablement « incomplet » dans nos invitations, nous avions aussi annoncé cette conférence dans Le Figaro et, bien sûr, sur notre site internet.
Enfin, J-C Trichet étant une « personnalité sensible » nous allons le contacter nous-même et lui donner vos coordonnées: il vous recontactera sans doute.
Bien à vous
C. NOGREL, membre du CA de l’Association
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Merci beaucoup pour votre réponse ! Il est exact que je nâai découvert lâassociation des anciens élèves du lycée Condorcet quâà travers les pages du Figaro !
Merci de mâinscrire sur vos listes de diffusion ; jâai conservé de bons souvenirs de mes études à Condorcet⦠de 1953 à 1962 ! Cela ne date pas dâhier !!
Très cordialement.
Francis Boucly
06 82 01 36 49
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