Conférence de Pierre ALBERTINI — 14/03/2023 —

« Les juifs du lycée Condorcet dans la tourmente (1940-1944)»

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*Pierre ALBERTINI est professeur de khâgne au lycée Condorcet, ancien élève de l’École Normale Supérieure et agrégé d’histoire

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Le sujet qui nous réunit ce soir est un sujet tragique. Comment l’antisémitisme des années noires a-t-il affecté la vie d’un établissement qui avait joué un rôle exceptionnel dans le franco-judaïsme du Second Empire et de la Troisième République ? Et que sont devenus les nombreux élèves juifs de cette maison au temps de la persécution, des déportations et du génocide ? J’ai essayé de répondre à ces questions dans une recherche faite à l’occasion du bicentenaire du lycée, en 2004, recherche qui a débouché sur un article publié dans Vingtième Siècle en 2006 et sur un discours prononcé pour l’inauguration des plaques commémoratives en mai 2010 –mais l’enquête continue…

1. La première chose qu’il faille souligner est que Condorcet fut un lycée à forte composante juive sous la Troisième République.

Depuis la fin du Second Empire, le lycée Condorcet occupe une place tout à fait à part dans l’histoire de l’intelligentsia juive en France : il suffit de rappeler que furent élèves ici l’orientaliste James Darmesteter, le numismate Théodore Reinach, le philosophe Henri Bergson, le médecin et physiologiste André Mayer, l’historien de l’art Paul Léon, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui furent tous professeurs au Collège de France (André Mayer fut aussi le 1er président de la FAO et Paul Léon directeur des Beaux-Arts, ie sous la Troisième République presque l’équivalent d’un ministre de la culture). D’autres juifs de Condorcet donnèrent à la Sorbonne certains de ses plus grands noms : Gustave Bloch, Henri Hauser, Victor Basch, Léon Brunschvicg, Pierre-Maxime Schuhl, Raymond Aron. Autant dire que la contribution des juifs à l’histoire intellectuelle du lycée est tout à fait exceptionnelle.

Je pourrais faire une 2e liste, plus disparate, avec des écrivains, Marcel Proust, Fernand Gregh, Emmanuel Berl, Henri Bernstein, Tristan Bernard, Roger Ikor, des membres de l’Institut, Salomon Reinach, Daniel Halévy, Robert Aron, un trio de khâgneux de 1902, Jean-Richard Bloch, Henri Lévy-Bruhl, Michel Léon-Kindberg (le premier, romancier progressiste et anticolonialiste, compagnon de route du PCF puis militant communiste ; le second, grand professeur d’histoire du droit ; le 3e, éminent pneumologue, déporté à Auschwitz en janvier 1944, mort le 9 mai 1945, juste après son retour de déportation), des polytechniciens, Alphonse Fould, André Citroën, les trois frères Carvallo (Joseph, Emmanuel et Julien : Emmanuel fut un très grand professeur de mathématiques à l’X et Julien, quoique dreyfusard, finit sa carrière général ; sa veuve mourut à Auschwitz), un centralien, l’avionneur Marcel Bloch plus connu sous le nom de Marcel Dassault (déporté à Buchenwald), des hommes politiques de la droite modérée, Ferdinand Dreyfus, Edmond Halphen, Louis Rothschild plus connu sous le nom de Georges Mandel (plusieurs fois ministre entre 1934 et 1940, assassiné par la Milice en 1944), un grand patron de presse, Pierre Lazareff, un double champion olympique d’escrime, Alexandre Lippmann, des hauts fonctionnaires, Paul Grunebaum-Ballin (conseiller d’Etat, très intéressé par l’industrie culturelle, ami et inspirateur de Léon Blum), Julien Cain (administrateur de la Bibliothèque Nationale, autre inspirateur de la politique culturelle du Front populaire, déporté à Buchenwald en 1944), Matteo Alfassa (gouverneur du Moyen Congo, du Soudan français, de la Martinique, gouverneur général d’AEF), Jules Lautman (1er juif à être entré au Quai d’Orsay, mort à son retour de Neuengamme, en 1946), Jacques Ferdinand-Dreyfus (directeur des Assurances sociales au ministère du Travail, mort à Auschwitz en 1943), un très grand éditeur, Paul Ollendorf, trois Compagnons de la Libération, Gilbert Hirsch-Ollendorf, petit-fils du précédent, plus connu sous le nom de Gilbert Grandval (ministre du travail du gvt Pompidou), Michel Maurice-Bokanowski (ministre de l’industrie du même gvt Pompidou), Pierre Louis-Dreyfus (qui ne fut pas ministre mais champion automobile) –et même, si l’on me permet ce contrepoint, un escroc, dont la mort suspecte, le 8 janvier 1934, ébranla la Troisième République, Alexandre Stavisky.

Et je pourrais faire une 3e liste incluant les plus grands noms du monde des affaires. Cinq générations de Rothschild (Alphonse et Gustave de Rothschild sont élèves au lycée dans les années 1840 ; Edmond de Rothschild figure au palmarès pour 1860 [il est le condisciple de Paul Verlaine et sera par la suite un des plus grands mécènes du Louvre] ; en 1883, Edouard de Rothschild talonne Léon Brunschvicg pour le prix d’excellence en 4ème et enlève le premier prix d’anglais devant Elie Halévy ; dans les années 1920 et 1930, le lycée accueille encore James, Guy, Alain et Elie de Rothschild, ce dernier étant élève de Philo 3 en 1934-1935). Avec les Rothschild, les familles les plus connues de la finance parisienne, les Bernheim, les Cahen d’Anvers, les Camondo, les David-Weill, les Dreyfus, les Fould, les Halphen, les Königswarter, les Kulp, les Lazard, les Lippmann, les Pereire, les Sée, les Seligman, les Stern, les Sternberg et les Weil. La Banque de Paris et des Pays-Bas, pendant toute la Troisième République, fut totalement condorcéenne : ses principaux administrateurs, Isaac de Camondo, Edgard Stern et Jacques Kulp, avaient tous été élèves chez nous de même que son célèbre directeur puis directeur général, Horace Finaly, le seul banquier qui soutînt le Front populaire. Dans son ouvrage récent Une élite parisienne, Les familles de la grande bourgeoisie juive 1870-1939, l’historien Cyril Grange cite un de ses interviewés, absolument formel : « le lycée Condorcet était le lycée ; on retrouvait à Condorcet toutes nos familles. »

Le type du brillant lycéen juif de Condorcet est apparu entre 1860 et 1890, sous deux espèces assez différentes, le docte et le mondain –ou le futur universitaire et le futur artiste. L’archétype du docte, c’est Henri Bergson : celui-ci a laissé au lycée le souvenir d’un élève hors pair, aussi doué pour les sciences que pour les lettres, à la fois prix d’honneur et 1er prix de mathématiques au concours général, et il a entamé rue du Havre un cursus honorum exceptionnel : Ecole normale supérieure (1878), Collège de France (1900), Académie française (1914), Prix Nobel de littérature (1927), Grand Croix de la Légion d’honneur (1930). La voie tracée par Bergson et Brunschvicg était encore empruntée, dans les années 1930, par de jeunes et brillants agrégés de philosophie passés par la khâgne de Condorcet, Raymond Aron, Albert Lautman et Claude Lévi-Strauss (je leur adjoindrai volontiers Robert Lévilion, qui, après avoir été ici le camarade d’Albert Lautman et de Claude Lévi-Strauss, fut reçu 3e à l’agrégation de philosophie en 1930 et mourut à Auschwitz en juillet 1942).

L’archétype du mondain, ou de l’amateur, c’est Marcel Proust. Demi-juif (par sa mère, née Jeanne Weil), cet héritier a fait ses humanités au lycée entre 1882 et 1889 et Condorcet est resté un lieu-clé de sa formation personnelle –puisqu’il y a découvert son orientation sexuelle et sa vocation littéraire. Cette mouvance de juifs artistes, où l’on trouverait aussi Fernand Gregh, Lucien Muhlfeld, Romain Coolus, Ephraïm Mikhaël, est très liée aux revues qui fleurissent à la fin du XIXème siècle chez les lycéens de Condorcet les plus âgés ou chez les jeunes anciens élèves (La Revue verte, La Revue lilas, Le Banquet). La plus célèbre de ces revues, La Revue blanche, a été financée pendant douze ans, entre 1891 et 1903, par trois jeunes israélites passés par Condorcet, Alexandre, Thaddée et Louis-Alfred Natanson, qui ont ainsi contribué à écrire l’une des plus belles pages du symbolisme.

A mi-chemin des doctes et des mondains se rencontre la fratrie des Reinach. Joseph, Salomon et Théodore Reinach, contemporains et rivaux de Bergson au lycée, furent eux aussi d’une phénoménale précocité (Théodore obtint dix-huit nominations au concours général en trois ans et Salomon entra cacique rue d’Ulm à dix-huit ans, en 1876). Les Reinach étaient de très grands bourgeois (leur père, banquier, leur laissa un patrimoine de 14M de francs or ; Théodore se fit construire une magnifique villa dans le style grec à Beaulieu-sur-Mer, la villa Kerylos, où M. et Mme Macron ont reçu Xi Jinping à dîner en mars 2019). Mais cette immense fortune ne les dissuada pas de poursuivre des recherches savantes dans des domaines aussi variés que l’histoire, l’histoire de l’art, l’archéologie, la numismatique, la philologie, l’anthropologie religieuse, ni ne les empêcha de se passionner pour la politique (Joseph eut un rôle très important dans l’affaire Dreyfus, dont il fut le premier historien ; Joseph et Théodore furent députés, respectivement des Basses-Alpes et de Savoie).

Ces figures un peu hors du commun ne doivent pas nous faire oublier que de très nombreux juifs sont passés par Condorcet pour devenir ensuite médecins, avocats, ingénieurs, professeurs, hauts fonctionnaires. La surreprésentation des juifs à Condorcet est un phénomène net et constant entre la fin du Second Empire et la Seconde Guerre mondiale (au moment de l’affaire Dreyfus, les juifs sont proportionnellement soixante-dix fois plus nombreux à Condorcet que dans la population française en général ; et ils sont même majoritaires dans une classe de 4e). On ne peut du reste qu’être frappé par les très nombreux cas de cousinage entre élèves : Proust était cousin par alliance de Bergson et a été garçon d’honneur à son mariage, Bergson était cousin de Berl, Raymond Aron était cousin de Robert Aron, la mère de Robert Aron était une Lippmann, etc. etc.

Deux phénomènes expliquent cette surreprésentation.

Le développement du lycée sous le Second Empire s’est produit à une époque d’arrivée à Paris de juifs alsaciens et de juifs ottomans qui, lorsqu’ils en avaient les moyens, se sont installés dans l’Ouest parisien, alors en pleine expansion grâce aux travaux d’Haussmann. Condorcet a donc joué un rôle clé dans l’assimilation de ces familles juives aux élites parisiennes (ce thème de l’assimilation est d’ailleurs central dans A la recherche du temps perdu, figuré notamment par le personnage de Bloch).

Ces juifs assimilés ont apprécié dans cet établissement public son absence de caractère confessionnel, qui mettait leurs enfants à égalité avec des enfants d’origine catholique, et sa pédagogie relativement ouverte et libérale, qui rencontrait la double tradition juive d’investissement intellectuel et de libre examen. Dans ses Souvenirs sur Marcel Proust, (Paris, Grasset, 1926, p. 19), Robert Dreyfus écrit que « le lycée Condorcet ne fut jamais un bagne » et, dans le discours de distribution des prix du 13 juillet 1924, Théodore Reinach renchérit, en notant que « ce qui donne à Condorcet sa physionomie à part, c’est ce mélange bien parisien de sérieux précoce et de grâce légère, de discipline indulgente et de fronde inoffensive, d’ardeur pour l’étude et de goût pour le plaisir ». Ce sentiment s’est renforcé après 1870 d’un républicanisme fervent : les israélites dont les enfants vont à Condorcet sont bien, pour reprendre une expression de Pierre Birnbaum, des « fous de la République ». A Condorcet, leurs enfants côtoient du reste beaucoup de jeunes gens issus du protestantisme libéral, aux valeurs très proches des leurs. La surreprésentation conjointe des juifs et des protestants à Condorcet explique, par exemple, que le réseau des anciens élèves ait eu une réelle importance dans l’histoire de la constitution du camp dreyfusard, dans les années 1897-1899. Et il est assez significatif que la Ligue des droits de l’homme ait été présidée, de 1903 à 1944, par trois anciens élèves du lycée (Francis de Pressensé et Ferdinand Buisson, tous les deux protestants, de 1903 à 1913 et de 1913 à 1926 –et Victor Basch, de 1926 jusqu’à son assassinat par la Milice en tant que juif, le 10 janvier 1944).

Les familles juives dont les enfants vont à Condorcet sont, pour une minorité, de la grande bourgeoisie financière du VIIIème arrondissement (agents de change, banquiers, marchands d’art du bd Haussmann et du Parc Monceau). Le plus souvent, cependant, elles appartiennent à la moyenne bourgeoisie libérale et commerçante de l’Ouest parisien et de la banlieue Ouest (les 5 frères Fabius, autrement dit, le père et les oncles de Laurent Fabius, tous élèves du petit et du grand lycée dans les années 1910 et 1920, avaient un père antiquaire rue de Provence ; le père des petits Krivine dont nous parlerons à plusieurs reprises ce soir, Pierre Krivine, fils d’un diamantaire de la Chaussée d’Antin, devint, après de brillantes études à Condorcet et à la faculté de médecine, un grand stomatologiste). Ces familles voient dans les études classiques un moyen d’intégration et de promotion dans la société française : souvent déjudaïsées ou peu pratiquantes, elles aiment passionnément les choses de l’esprit (la mère de Marcel Proust est très représentative à cet égard mais le grand-père Lautman des petits Krivine le serait tout autant).

Notons également, comme le souligne Jean-François Sirinelli dans sa thèse sur Khâgneux et normaliens de l’entre-deux-guerres, que le lycée Condorcet a contribué à orienter vers les professions intellectuelles des jeunes gens que leur situation familiale aurait sans doute plutôt conduits vers les affaires : Sirinelli nous apprend que les normaliens passés par Condorcet sont moins nombreux que ceux qui viennent de Louis-le-Grand et d’Henri IV –mais qu’ils sont aussi plus souvent juifs et plus souvent issus d’une bourgeoisie parisienne et aisée. Dans la seconde moitié des années 1930, près de la moitié des rares khâgneuses de Condorcet sont d’origine juive : Geneviève Lewis, future Rodis-Lewis, entre rue d’Ulm en 1938 ; Françoise Cahen est la fille de Léon Cahen, professeur d’histoire en khâgne au lycée jusqu’en 1937, lui-même apparenté aux Cahen-Salvador, et elle épousera en octobre 1940 son camarade de khâgne Michel de Boissieu, futur conseiller à la Cour des comptes ; quant à Geneviève Halphen, elle a pour père l’un des plus grands noms de la Sorbonne, le médiéviste Louis Halphen. Parmi leurs camarades de sexe masculin se trouvent Jean Kahn (père de Jean-François et Axel Kahn), Marc Lévi, Max Stern et Alain Emile-Weil, futur Alain Vernay, fils d’un grand médecin parisien et époux après la guerre de la sœur de Simone Veil, Denise Jacob. Au bout du compte, l’importance de la minorité juive du lycée explique dans une large mesure qu’il ait été longtemps plus bourgeois que les lycées du Quartier latin et plus intellectuel que les autres lycées de la rive droite.

Le deuxième phénomène notable est le renforcement de l’immigration juive à Paris dans les années 1930.

Condorcet accueille à la fin des années 1930 un nombre relativement important d’enfants juifs originaires d’Europe centrale (allemands, autrichiens, polonais, tchécoslovaques, hongrois) ; s’y ajoutent quelques juifs du Levant (notamment des juifs de Salonique ou des élèves formés par les excellents établissements français d’Egypte). Le plus célèbre des juifs cairotes du lycée est Marc Lévi, plus connu par la suite sous le nom de Marc Soriano, seul khâgneux de Condorcet reçu au concours de la rue d’Ulm en 1939 –et qui sera, après bien des tribulations, cacique à l’agrégation de philosophie en 1946, puis l’auteur d’une thèse très brillante sur Les contes de Perrault –et, à la fin de sa vie, professeur à Paris VII, Yale, Stanford et Berkeley.

Cet afflux de réfugiés et d’étrangers, combiné avec la gratuité progressive de l’enseignement secondaire à partir de 1930, modifie la donne du judaïsme à Condorcet. Il devient socialement plus hétérogène (les pères d’élèves sont plus souvent que par le passé des artisans du secteur de la confection des IIème et IXème arrondissements ; Marc Soriano, avant d’être le brillant khâgneux que j’évoquais à l’instant, avait été apprenti menuisier). Il suscite aussi plus d’hostilité qu’auparavant, en tout cas au petit lycée : un élève de la rue d’Amsterdam dans les années 1933-1938 m’a rapporté que certains de ses condisciples cherchaient à faire de ces juifs étrangers leurs souffre-douleur, ce qui obligeait leurs camarades à s’interposer ; et Bernard Lévi, petit-fils de grand-rabbin de France, fils de polytechnicien et lui-même reçu à l’X en 1941, a évoqué dans ses mémoires (X-Bis) le harcèlement exercé sur l’un de ses camarades, Joseph Rathaus, juif réfugié d’Allemagne en 1933.

La dégradation du climat dans les années 1930 semble avoir été plus forte rue d’Amsterdam que rue du Havre. Dans Le lièvre de Patagonie (p. 34), Claude Lanzmann, le célèbre réalisateur de Shoah, affirme avoir beaucoup souffert au Petit Condorcet en 1938-1939 (« Nous revînmes pourtant à Paris au début de l’année 1938, où j’entrai en cinquième au lycée Condorcet (le petit lycée). J’eus le temps d’être ébranlé en mon tréfonds et terrorisé par la force et la violence de l’antisémitisme dans ce lycée parisien. »). Au Grand Condorcet, où il est élève entre 1938 et 1941, Roger Perelman, lui-même juif immigré de Pologne et fils d’artisan tailleur, fait une expérience exactement inverse : « à aucun moment, chez mes professeurs et condisciples, je n’ai ressenti la moindre trace d’antisémitisme » (« Je n’ai jamais entendu la moindre remarque antisémite, ni des élèves, ni des professeurs, y compris ceux qu’on disait proches de l’Action française, comme mon professeur d’histoire de première, Martignon, qui m’a donné le premier prix. » « Dans le climat d’émulation qui était le nôtre, des dérapages n’auraient pas été inimaginables. Ces dérapages ne se produisaient pas. » ).

2. La persécution commence, dès l’automne 1940, par la révocation des enseignants juifs.

L’exclusion des enseignants juifs va se décider et s’exécuter très vite, dès les derniers mois de 1940 : décision purement française, qui donne à lire l’antisémitisme viscéral de Vichy.

A Condorcet comme dans tous les lycées de France, les effets du « statut des juifs » sur la composition du corps enseignant se font sentir très rapidement.

Rappelons que les antisémites, et Pétain lui-même au premier chef, considéraient les juifs comme des corrupteurs de la jeunesse et de « l’âme française » (l’expression est utilisée par le garde des sceaux, Joseph Barthélemy : les juifs ne seront plus « directeurs de l’âme française »). Ces antisémites jugeaient donc intolérable leur présence dans l’enseignement (alors même que cette présence était fort modeste : les juifs représentaient 0,8% de l’ensemble des professeurs du secondaire et 2,4% des enseignants du supérieur). Dès le 3 octobre 1940, Vichy publie donc un « statut des juifs » qui recrée une définition légale du juif (définition qui avait disparu en France en 1791) et interdit aux juifs les carrières de la fonction publique et notamment de l’enseignement.

Dans le courant du mois d’octobre 1940, sur consigne du recteur, le proviseur, André Leroy, pose à l’ensemble des professeurs de Condorcet la question suivante : « l’article 1er de la loi du 3 octobre 1940 vous concerne-t-il ? » (il s’agit là d’une manière euphémisée de demander : êtes-vous juif ?). Chaque enseignant doit lui faire une réponse signée, sous pli fermé, avant le 13 novembre. Autrement dit, chaque enseignant doit s’informer de la teneur de la loi du 3 octobre et se transformer, ne fût-ce que quelques minutes, en son propre généalogiste.

C’est donc mi-novembre que le proviseur Leroy adresse au recteur la liste des professeurs juifs du lycée Condorcet. Ceux-ci sont dans un premier temps au nombre de quatre : il s’agit de Jean-Michel Atlan, professeur de philosophie, de Jean Balibar, professeur de mathématiques, d’André Pick, professeur de physique, de Fortunato Nahon, répétiteur licencié d’espagnol.

Le proviseur tente de plaider auprès du rectorat la cause de Fortunato Nahon, au lycée depuis sept ans et unanimement apprécié. André Leroy écrit à son sujet : « fonctionnaire de grande valeur, extrêmement dévoué et actif, qui a toujours rempli ses fonctions avec le plus grand zèle ; a rendu de grands services en remplaçant avec beaucoup d’autorité des surveillants généraux ; du point de vue professionnel, est un excellent collaborateur » (lettre du 15 novembre 1940). De son côté, Fortunato Nahon fait valoir qu’il est fils et petit-fils d’agents consulaires représentant plusieurs puissances européennes à Tétouan, qu’il a donné en 1938 des conférences sur le Maroc espagnol à l’Ecole de guerre, que sa femme est chrétienne et sans profession (« je suis son seul soutien »). Rien n’y fait : la loi s’applique dans toute sa rigueur à Fortunato Nahon comme aux autres juifs déclarés. Le cas de Fortunato Nahon, né au Maroc espagnol, naturalisé français à l’âge de 21 ans, simple licencié ès lettres, n’avait aucune chance d’émouvoir les autorités de Vichy.

Le 18 février 1941, un cinquième nom est rajouté dans un rapport au recteur, celui d’Henri Dreyfus Le Foyer, depuis 1935 professeur de philosophie de la khâgne de Condorcet. Né en 1896, il appartient à la grande bourgeoisie juive parisienne : son beau-père (Le Foyer) était député de Paris, sa mère tenait salon rue du Faubourg Saint-Honoré –et le jeune Henri a fait tout naturellement ses humanités à Condorcet. Entré rue d’Ulm dans la promotion spéciale des démobilisés de 1919, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1922, reçu à l’internat en psychiatrie en 1930, Dreyfus Le Foyer avait une multitude de cordes à son arc : il était philosophe, médecin, psychiatre, amateur d’art.

Replié à Lyon à l’automne 1940, Henri Dreyfus Le Foyer est révoqué comme ses collègues restés à Paris. A partir de novembre 1942, il se cache dans différents endroits de la zone Sud avant de devenir, à la fin de l’Occupation, médecin d’un maquis des Hautes-Alpes. Il a été remplacé à Condorcet dès octobre 1940 par Ferdinand Alquié, qui est lui-même remplacé à la rentrée de 1941 par un jeune normalien, rentré de stalag au printemps précédent, Jean-Paul Sartre, qui va occuper le poste pendant trois ans, jusqu’à sa démission de l’Education nationale, en octobre 1944. Depuis 1997, une polémique fait rage sur les implications morales de l’acceptation par Sartre de sa nomination à Condorcet. Il me semble qu’on a là un exemple à peu près parfait de zone grise : à l’évidence, Sartre bénéficiait d’un effet d’aubaine créé par la législation antisémite ; mais il succédait stricto sensu à Alquié, pas à Dreyfus Le Foyer.

Les professeurs juifs présents au lycée à l’automne 1940 doivent faire leur dernière classe, comme tous les révoqués de Vichy, le 18 décembre 1940.

Un de mes enquêtés, Jean Collin, se souvenait encore, en 2004, du dernier cours de mathématiques de Jean Balibar devant ses élèves de première A’ (« il nous a dit qu’il ne serait plus là à la rentrée des vacances de Noël ; il ne nous a rien dit d’autre ; mais nous avions parfaitement compris ; nous savions »). Un de ses élèves de seconde A’’ (Robert Genton) m’a fait part de l’entrée du 18 décembre 1940 dans son journal : « Cafard : prof de maths si chic, si sympa, si jeune, part : ‘messieurs, demain matin, je ne ferai plus partie du corps enseignant’. Etranger : Balibar. Quel dommage ! ». On observera que cet élève plein de compassion se trompait sur le motif exact de la révocation.

Il faut rappeler ce qu’était cette révocation : une injustice absolue –tandis qu’étaient très rares autour des exclus les manifestations de solidarité. Le révoqué se retrouvait seul, sa carrière brisée net, ses compétences démonétisées, sans aucune perspective professionnelle –et avec la promesse à terme de sérieuses difficultés financières. La carrière de Jean Balibar, brutalement interrompue, était jusque là le rêve de tous les parents de la Troisième République : fils d’un mécanicien-dentiste (on dirait aujourd’hui prothésiste dentaire) qui avait fui avant 1914 l’Ukraine des pogroms et mourut en déportation en 1942, Jean Balibar avait été reçu à l’Ecole normale supérieure en 1935 puis à l’agrégation de mathématiques en 1938 ; mobilisé en 1939-1940, il venait d’être nommé à Condorcet, qui était son premier poste. Révoqué, il passa en zone non occupée où il survécut en enseignant dans des établissements privés. Professeur de mathématiques à l’université de Tours, Jean Balibar est décédé en 1998. Il est le père du philosophe Etienne Balibar et du physicien Sébastien Balibar, le grand-père de la comédienne Jeanne Balibar, qui lui doit sans doute son prénom.

Révoqué lui aussi, Jean-Michel Atlan était en 1940 un tout jeune professeur de philosophie. Né à Constantine en 1913, il avait fait des études de philosophie en Sorbonne tout en militant à l’extrême gauche trotskiste et anticolonialiste –et il avait été nommé à Condorcet en 1939. Révoqué en décembre 1940, il fut arrêté pour « actes de terrorisme » le 9 juin 1942 et enfermé au Dépôt de la préfecture de police puis à la prison de la Santé, sous la menace permanente d’un transfert à Drancy. Il eut alors l’inspiration de se faire passer pour fou. A l’hiver 1942-1943, il fut transféré à Sainte-Anne où le professeur Delay le protégea jusqu’à la Libération. Son exclusion de l’enseignement changea totalement le cours de sa carrière. Il s’initia tout seul à la peinture –et devint l’un des plus grands peintres français de sa génération. Atlan exposa pour la première fois à l’automne 1944, obtint la consécration en 1947 et participa en 1948 à la formation du célèbre groupe CoBrA (avec Asger Jorn, Karel Appel, Pierre Alechinsky). Emporté par un cancer foudroyant en 1960, Atlan est aujourd’hui exposé dans les plus grands musées d’art moderne et a eu droit à une rétrospective au Centre Pompidou en 1980.

3. Face à la persécution, les élèves juifs de Condorcet ont massivement pris la fuite ; une minorité a connu l’arrestation, la déportation et le génocide.

Le premier phénomène notable au lycée Condorcet est la raréfaction des élèves juifs.

Il est très difficile d’apporter des données chiffrées sur l’évolution de la population juive du lycée : sous la Troisième République, il n’est jamais posé de questions sur la religion des élèves et on ne peut donc faire d’hypothèses qu’à partir des patronymes pour 1938-1939 (10% à 12% semble être un strict minimum, soit 250 à 300 élèves puisque le lycée de l’époque compte 2600 élèves, 1400 au grand Condorcet, 1200 au petit). On sait par ailleurs avec certitude qu’il n’y a plus que 27 élèves juifs portant l’étoile au lycée en avril 1943 ; entre ces deux dates, les effectifs d’élèves juifs ont donc diminué de 90%.

Il me semble que l’hémorragie a été continue, de 1940 à 1944, avec deux périodes où les départs sont particulièrement nombreux, l’été 1940 et l’été 1942.

La rentrée 1940, rappelons-le, venait après une année scolaire incroyablement perturbée puisque 50% des élèves du lycée avaient passé l’année 1939-1940 en banlieue ou en province et que presque tous les élèves avaient connu la débâcle et l’exode de mai-juin 1940. Après examen attentif des registres, on peut estimer que la baisse de la rentrée 1940 est de l’ordre de 40% : un certain nombre de familles juives (notamment celles de la grande bourgeoisie) ne sont pas rentrées à Paris après l’exode (du reste, le retour leur est interdit par les autorités allemandes à partir du 27 septembre) ; il y aurait donc eu au lycée entre 160 et 180 élèves israélites au moment des premières mesures antijuives d’octobre 1940.

Ensuite, les registres et les fiches d’élèves font apparaître des départs plus ponctuels, échelonnés du printemps 1941 à juin 1942 (par exemple, Serge Gainsbourg, élève de 5ème A5 au petit Condorcet en 1940-1941, sous le nom de Lucien Ginsbourg, quitte le lycée à l’été 1941 et n’y revient qu’à l’automne 1944). Il s’agit sans doute le plus souvent de familles de commerçants du IXe arrondissement, fourreurs, bijoutiers, horlogers, marchands de tissu, qui quittent Paris après une aryanisation, c’est-à-dire une spoliation.

A l’été 1942, les départs se font massifs : près de la moitié des élèves juifs qui étaient encore là au début du mois de juillet ne font pas la rentrée d’octobre. Jouent ici la radicalisation allemande du printemps, l’ordonnance sur le port de l’étoile, le choc qu’ont suscité les grandes rafles de juillet. Il est clair que beaucoup d’élèves juifs ont cherché à franchir la ligne de démarcation pendant les vacances scolaires –et que certains ont déjà été arrêtés (quatre élèves du grand Condorcet sont déportés entre août et novembre 1942).

En avril 1943, l’administration du lycée dénombre 27 élèves juifs, soit 17 élèves au grand Condorcet et 10 élèves au petit. Ce comptage s’inscrit dans une enquête générale conduite à l’instigation du recteur, qui répond lui-même à une demande expresse du Commissariat général aux questions juives. Comme l’a montré Claude Singer, les proviseurs parisiens ne fournissent l’information qu’à contrecœur, se demandant avec inquiétude à quoi elle va bien pouvoir servir. Toujours est-il qu’une statistique est dressée et qu’elle nous apprend que, malgré la baisse très nette des années précédentes, Condorcet possède encore le troisième effectif d’élèves juifs dans un lycée de garçons, derrière Voltaire et Rollin (actuel lycée Jacques Decour).

L’hémorragie se poursuit cependant jusque dans les dernières semaines de l’Occupation. En 1943-1944, la population juive de Condorcet devient littéralement vestigiale : d’après nos recoupements, on ne trouve plus au grand lycée, en décembre 1943, que neuf élèves fichés comme juifs ; et ils ne sont plus que quatre dans ce cas en juin 1944.

Pourtant, à la différence de ce qui se passe pour les professeurs juifs, il n’y a pas eu de politique officielle d’exclusion des lycéens juifs en France métropolitaine (les choses se sont passées différemment en Algérie). On a d’ailleurs ce paradoxe à partir de l’été 1942 de juifs parisiens marqués de l’étoile, condamnés au ghetto (la 9e ordonnance, celle du 8 juillet 1942, leur interdit les théâtres, les cinémas, les cafés, les bibliothèques, les jardins publics), soumis aux plus grands périls –mais encore autorisés à envoyer leurs enfants au lycée.

Le statu quo juridique est effectivement constatable à Condorcet : jusqu’à la fin de l’Occupation, des juifs reçoivent tableau d’honneur et félicitations, passent le baccalauréat, apparaissent dans les palmarès (sur les 43 prix d’excellence attribués au petit lycée en 1941, 13 soit 30% vont à des élèves présumés juifs). Le 29 juillet 1941, Gérard Krivine, élève de 6ème A2, note dans son journal : « distribution des prix ; j’ai le prix d’excellence avec un ruban tricolore ; je suis très, très content » ; et, le 12 juillet 1942, le même élève partage le prix d’excellence en 5ème A2 avec un autre élève israélite, Guttman Kosierowski. Les juifs ne sont pas non plus exclus du concours général : en juin 1942, un élève de 1ère A1, Jean-Claude Herz, lui-même constamment prix d’excellence depuis son entrée au lycée en 1936, y remporte le 3ème prix de version latine. Réfugié à Toulouse, le même Jean-Claude Herz obtient l’année suivante le premier prix de physique et le premier accessit de mathématiques au concours général 1943.

Un tournant a été atteint en juin 1942, lorsque les juifs ont dû porter l’étoile jaune.

On le sait, l’ordonnance allemande du 29 mai 1942 impose le port de l’étoile jaune à tous les juifs de zone occupée (âgés de plus de 6 ans) à compter du 7 juin 1942. L’objectif des nazis est, en rendant les juifs immédiatement repérables, de focaliser sur eux l’hostilité des populations. Il est aussi, dans la perspective des grandes rafles à venir, de les marquer physiquement pour leur interdire toute échappatoire. Cette ordonnance s’applique bien évidemment aux lycéens : à partir du 7 juin 1942, les élèves juifs de Condorcet arrivent tous les matins à la porte de la rue du Havre (ou à celle de la rue d’Amsterdam) avec une étoile jaune cousue sur la poitrine.

Les réactions des autres élèves furent très généralement faites, comme celles de beaucoup de Français, d’un mélange d’incrédulité et de sympathie.

Jean-Claude Herz qui, élève de 1ère A1, porta l’étoile jaune à Condorcet en juin-juillet 1942, se souvenait avec beaucoup de netteté que, le lundi 8 juin, premier jour ouvrable d’application de l’ordonnance, certains élèves non-juifs de sa classe portèrent une étoile jaune de fantaisie avec la mention « zazou ». Par la suite, la réaction la plus fréquente au grand Condorcet fut de faire semblant de ne pas voir l’étoile. Plusieurs témoins soulignent que, lorsqu’un groupe d’élèves incluant un juif prenait le métro entre juin 1942 et l’été 1944, tous montaient sans rien dire dans la dernière voiture, la seule où les juifs avaient désormais le droit de monter. La chose est attestée par l’un des quatre derniers élèves juifs présents au grand lycée, Paul Grinberg : « Je peux confirmer qu’il n’y avait pas d’antisémitisme à Condorcet –au grand lycée– puisque j’ai porté l’étoile en 3ème et en seconde. Quand je prenais le métro, en dernière voiture, les élèves qui remontaient dans le XVIIIe restaient avec moi. Il en était encore de même quand nous prenions à pied la rue Caulaincourt. »

Le petit frère de Jean-Claude Herz, Bertrand Herz, élève de 5ème A7 en juin 1942, m’a fait parvenir ce témoignage en 2005 :

« Souvenirs sûrs : lorsque j’arrive la première fois avec l’étoile au petit lycée Condorcet, je ne perçois aucune réaction hostile, mais plutôt de l’étonnement et de la sympathie ; en tout cas, immédiatement, un ou des camarades me disent : ‘tu vas avoir deux gardes du corps, si on t’insulte’ ; je me vois effectivement descendre la rue d’Amsterdam jusqu’à la gare Saint-Lazare avec mes deux ‘gardes du corps’ ; je ne me rappelle pas si cela a duré longtemps ; apparemment, personne ne m’a jamais insulté ; dans ma classe, j’avais par ailleurs remarqué une deuxième étoile, il s’appelait Vorms [il s’agit d’Antoine Vorms, qui deviendra après guerre conseiller à la Cour des Comptes]. Un jour, je ne me rappelle pas la date exacte, quelques-uns de mes camarades se fabriquent des étoiles en papier jaune portant la mention ‘potache’, descendent avec moi la rue d’Amsterdam, parcourent la salle des pas perdus, toujours avec moi et ma véritable étoile, jusqu’à ce que des adultes les avertissent des dangers de telles manifestations ; les étoiles de papier disparaissent alors. »

« Souvenirs peut-être déformés : en juin ou juillet 1942, est-ce la distribution des prix, l’appel des ‘félicités’ du conseil de discipline, je ne peux le confirmer, dans une salle où sont réunis parents et élèves, on appelle : Herz, Kosierowski et Krivine ; les trois élèves cités, tous porteurs de l’étoile, montent sur l’estrade ; je me rappelle des applaudissements particulièrement nourris ».

L’un des trois élèves que mentionne Bertrand Herz dans ses souvenirs est Gérard Krivine, fils du stomatologiste Pierre Krivine. Elève de 6ème A2 en 1940-1941 et de 5ème A2 en 1941-1942 au petit Condorcet, Gérard Krivine nous a lui aussi adressé ses souvenirs : « L’antisémitisme n’était pas totalement absent parmi les élèves. Dans l’escalier montant à la salle de gymnastique, un élève m’a traité de ‘sale juif’. Par réflexe, je lui ai envoyé un coup de poing. Les autres sont venus à mon secours et j’ai entendu dire avec indignation que j’avais été attaqué par jalousie car les juifs étaient les meilleurs élèves de la classe. Je faisais quand même attention à quelques élèves dont les parents étaient collabos. Mais d’autres que moi ne se gênaient pas pour écrire ‘vive de Gaulle’ sur leur table ».

Les témoignages très précieux des frères Herz et de Gérard Krivine nous permettent de proposer une interprétation de l’attitude de leurs camarades non-juifs. Il est clair que les quelques porteurs d’étoiles « zazoues » et « potaches » ont cherché à dédramatiser, par un humour carnavalesque, un marquage qui leur paraissait absurde et odieux. Quant aux « gardes du corps » de Bertrand Herz et aux camarades indignés de Gérard Krivine, ils nous montrent que certains élèves ont tout de suite perçu que leurs camarades juifs étaient désormais physiquement fragilisés : l’emporte ici une conception très instinctive et très horizontale de la camaraderie.

Pierre Daub dit avoir traversé toute la guerre « dans un nuage », inconscient du danger, se risquant même à visiter l’exposition sur « Le Juif et la France » en 1941 : sa mère, dentiste, continua à exercer ; son père, fourreur, était un ancien de Verdun, grand blessé de guerre, protégé par le commissaire de police de la rue Ballu (Pierre Daub m’a confié avoir lui-même téléphoné avec succès au commissaire de la rue Ballu pour obtenir la libération de sa mère quand celle-ci fut arrêtée). Et le même Pierre Daub put commencer ses études de médecine, malgré le numerus clausus, à la rentrée 1943.

Jean-Claude et Bertrand Herz appartenaient à une vieille famille bourgeoise éprise de haute culture (on trouve dans leur arbre généalogique des normaliens, des polytechniciens, un grand-père banquier, un arrière-grand-père artiste peintre Gottlieb Herz, un arrière-arrière-grand-père grand-rabbin de France Salomon Ullmann). Jean-Claude était lui-même passionné de musique et d’astronomie et cette passion tenait à distance la rumeur du monde. C’est ce que montre bien son agenda de 1942, qu’il m’a laissé consulter. A la date du 7 juin, date d’entrée en application de l’ordonnance sur le port de l’étoile, on peut lire : « Tonnerre éloigné le matin. Ciel couvert après 7h30. Courte averse 7h45. 21° à 9h. Pluie de 9h20 à 10h. 20° à 10h. 23° à 12h. Un peu de soleil vers 11h et dans l’après-midi, puis de plus en plus brumeux, couvert. » A la date du 8 juin 1942, jour où Jean-Claude Herz porte l’étoile pour la première fois à Condorcet, toujours rien sur l’étoile : « Ciel pur. 11° à 8h. 17°5 à 13h. 19° à 14h30. 20° à 17h. Dans l’après-midi, bribes de nuages de plus en plus grandes. Un peu de vent. Ciel pur après 20h30. 17°5 à 20h30. » Le 2 août 1942, jour où il franchit, en compagnie de sa sœur, la ligne de démarcation, le contenu change radicalement : « Même si la paix arrive trop tard pour nous épargner les rigueurs de l’hiver, l’espoir enfin légitime nous soutiendra. »

Jean-Claude Herz n’était donc pas totalement indifférent aux évolutions historiques : à l’été de 1941, âgé de 15 ans, il avait écrit des souvenirs empreints de nostalgie sur les grandes vacances de 1939, Le Mémorial de la Vancelle. J’en extrais le passage suivant : « Je veux montrer quel était le bonheur dont nous jouissions avant la guerre, alors que nous ne nous souciions ni des difficultés d’alimentation, d’habillement et de chauffage, ni de la santé d’êtres chers absents pour une durée inconnue, ni des dangers de la délation et des bombardements, mais que nous jouissions au contraire d’une table bien servie, d’un sommeil tranquille et que nous travaillions dans la joie et la sécurité. […] Il est vrai que ce bonheur était réservé aux classes aisées et que ce temps heureux était une période de pleine décadence. Mais je veux en réalité moins montrer le bonheur de cette époque que proposer comme idéal notre existence avant la guerre (en supprimant les questions politiques et financières) : si l’on veut un jour reconstruire le monde, il n’y aura pas besoin de se creuser l’imagination pour trouver le bonheur idéal ; il suffira de prendre modèle sur l’existence des classes aisées avant la guerre, telle que je vais la décrire dans ce livre. »

Des réactions des professeurs au port de l’étoile, on ne connaît que celle de Charles-André Julien, par le témoignage qu’a adressé au journal Le Monde au moment de sa mort un de ses anciens élèves, Jean Roussel (Le Monde, 6 septembre 1991, courrier, p. 2).

Charles-André Julien, né en 1891 et agrégé d’histoire, grand spécialiste du Maghreb, était devenu un militant socialiste de la cause anticoloniale. En 1936, Léon Blum l’avait nommé secrétaire général du Haut Comité Méditerranéen, organisme qui, à Matignon, supervisait les questions d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pour cette raison, Vichy le tenait en particulière suspicion et le mutait tous les ans. En 1941-1942, Charles-André Julien atterrit au petit lycée Condorcet où on lui confie deux classes de 4ème et trois classes de 5ème. Le matin du 8 juin 1942, lorsque ses élèves juifs de 5ème A8 (Süss et Tenenbaum) entrent en classe portant l’étoile, il décide de leur manifester sa solidarité. « Le silence des débuts de séance fut plus long que d’habitude et comme solennel. Notre professeur, sans un mot, le visage bouleversé, traversa la salle, s’avança vers les enfants à l’étoile jaune et leur serra la main. Revenu à son bureau, il commença son cours. » Et Jean Roussel d’ajouter : « J’ai eu beaucoup de professeurs remarquables au lycée Condorcet mais l’attitude de Charles-André Julien se détache singulièrement dans ma mémoire. » Les élèves de Julien sont d’autant plus marqués par cette poignée de main que celle-ci ne faisait pas du tout partie de l’ordinaire des relations entre élèves et professeurs. Le geste signifiait tout à la fois la sympathie (je suis de votre côté), l’égalité (vous n’êtes pas des sous-hommes), la transgression (je me moque bien de ce que pourront en dire le recteur et le ministre).

J’ai longuement interviewé les Herz, les Krivine, Pierre Daub et Paul Grinberg et aucun d’eux n’avait le souvenir d’une remarque antisémite de la part du corps enseignant. Au contraire, Jean-Claude Herz parlait avec beaucoup de chaleur de son professeur de mathématiques de 1941-1942, André Benoît, qu’il qualifiait d’ « adorable », et de son « excellent professeur » de français, latin, grec, Daniel Gallois, qui, quelques semaines plus tard, lorsqu’il passa en zone non occupée à Toulouse, lui donna l’adresse de son camarade condorcéen et normalien Albert Lautman, oncle maternel des Krivine, philosophe des mathématiques et grand résistant (il sera arrêté par les Allemands le 15 avril 1944 et fusillé au Fort du Hâ, le 1er août). De son côté, son petit frère, Bertrand, se souvenait du jour où son professeur d’histoire de 6ème ou de 5ème, M. Lecomte, ayant parlé « des invasions barbares du Vème siècle en faisant des allusions détournées mais parfaitement claires à une autre invasion plus récente », fut « applaudi par les élèves ».

Nul ne sait quelle fut la réaction intime du proviseur, André Leroy. Ce qui ressort de la lecture des registres de classe, c’est que les appréciations qu’il porte sur les élèves juifs sous l’Occupation ne sont pas différentes de celles qu’il aurait pu porter sur eux avant guerre –et qu’elles restent souvent extrêmement élogieuses. Pour d’autres raisons, André Leroy finit par indisposer Vichy et, le 4 avril 1944, le ministre Abel Bonnard le démit de ses fonctions. André Leroy retrouva le lycée et son provisorat en octobre de la même année (il fut ovationné par les élèves le jour de la rentrée) et il fut promu officier de la Légion d’Honneur en 1951.

La dernière étape de la persécution fut la déportation.

J’ai isolé, dans le fichier des anciens élèves qui se trouve chez le proviseur-adjoint du lycée, toutes les fiches portant la mention « israélite » (mention ajoutée par l’administration en 1942 ; quand ces élèves juifs sont étrangers, leur nationalité apparaît également). Ces fiches, qui sont au nombre de 29, ont ensuite été confrontées aux listes établies par Serge Klarsfeld dans Le Mémorial de la déportation des juifs de France : il s’agit des listes nominales alphabétiques, convoi par convoi, des juifs déportés de France à partir du printemps 1942.

On peut considérer qu’au moins quinze élèves de Condorcet ont été arrêtés par les nazis ou leurs complices français. Il s’agit de Roger Perelman, Vidal Chapira, Jacques Taszlicki, Henri Weinberg, Jacques Reinach, Jules Aron, Charles Varsano, Hugues Steiner, Jean Krell, Jean Navarro, Etienne Fransès, Jacques Yeni, Claude Goldstein, Pierre Weill et Bertrand Herz.

Les arrestations se sont étalées entre le 14 mai 1941 (première arrestation de Roger Perelman) et le 5 juillet 1944 (arrestation de Bertrand Herz par la Gestapo de Toulouse ; son frère Jean-Claude échappe à l’arrestation parce qu’il s’est installé quelques jours plus tôt dans une famille bourgeoise de la banlieue toulousaine, qui l’a engagé comme précepteur).

Roger Perelman a été arrêté deux fois : d’abord, par la police française, le 14 mai 1941, lors de la « rafle du billet vert », alors qu’il est élève de maths sup (juif apatride, il est convoqué au commissariat de l’Opéra et immédiatement interné au camp de Pithiviers, avant d’être affecté à une ferme du Loiret, d’où il s’évade facilement, passant en zone Sud, d’abord à Grenoble, où il s’inscrit à la faculté des sciences, puis à Nice, où il enseigne dans un cours privé) ; la seconde arrestation a lieu le 19 octobre 1943, à Nice, un mois après l’entrée des Allemands dans cette zone naguère italienne : la Gestapo l’envoie à Drancy dès le 24 d’où il est déporté à Auschwitz dès le 28.

L’autre arrestation de 1941 est celle de Vidal Chapira : celui-ci, qui était âgé de 19 ans, a été avec son père victime de la célèbre « rafle des notables juifs » du 12 décembre 1941, qui a vu l’arrestation de 743 personnes, essentiellement dans les beaux quartiers (les Chapira habitaient rue du Boccador, juste à côté du Théâtre des Champs-Elysées), et leur enfermement immédiat au camp de Compiègne, où ils furent méthodiquement affamés. Le proviseur, qui ne semble pas avoir eu connaissance de l’arrestation de Perelman, a immédiatement signalé l’internement de Chapira à ses supérieurs hiérarchiques, sans résultats. Le 21 avril 1942, André Leroy écrit au recteur : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que le jeune Chapira Vidal, élève de 1ère B, et dont je vous avais signalé l’internement comme israélite au camp de Compiègne, vient d’être libéré comme gravement atteint de tuberculose et qu’il se trouve mourant à l’hôpital Broussais ». Il y meurt effectivement quelques jours plus tard.

A partir de l’été 1942, les arrestations se multiplient : six élèves sont arrêtés entre le mois de juin et l’automne 1942 et internés à Drancy –d’où cinq sont déportés à Auschwitz par les convois n° 15 (Jacques Taszlicki, 5 août 1942), n° 25 (Henri Weinberg, 28 août 1942), n° 36 (Jacques Reinach, 23 septembre 1942), n° 38 (Jules Aron, 28 septembre 1942) et n° 44 (Charles Varsano, 9 novembre 1942). Jules Aron a été victime de la rafle des juifs roumains du 24 septembre et Charles Varsano de celle des juifs grecs du 5 novembre. Il est possible que les autres aient été interpellés en tentant de franchir la ligne de démarcation. Le sixième, Hugues Steiner, arrêté dès le 20 juin 1942 au lycée (cas unique, me semble-t-il) par la police aux questions juives qui veut mettre la main sur son père, transféré au commissariat de la rue Greffulhe (dans le VIIIe), puis au Dépôt de la préfecture de police, puis le 17 juillet à Drancy, où il va rester 8 mois, fait partie du convoi n° 53 du 25 mars 1943, qui prend la direction de Sobibor : Hugues Steiner a le courage de s’évader du convoi (entre Darmstadt et Francfort) mais il est repris et envoyé à Auschwitz.

L’année 1943 voit trois autres déportations à Auschwitz : celles de Jean Krell et Jean Navarro, tous les deux par le convoi n° 59 du 2 septembre 1943, celle de Roger Perelman par le convoi n° 61 du 28 octobre 1943.

Le rythme des arrestations ne ralentit pas dans les mois suivants : Etienne Fransès, qui a quitté précipitamment le lycée (et sans doute Paris) au début de l’année 1942, est arrêté à la fin de l’année 1943, l’hypotaupin Jacques Yeni et ses parents sont victimes du zèle de la Milice le 21 janvier 1944, Claude Goldstein est arrêté avec six membres de sa famille à Sannois le 10 mars, l’hypokhâgneux Pierre Weill est pris dans une rafle du métro le 30 avril, et Bertrand Herz est interpellé par la Gestapo avec ses parents dans la soirée du 5 juillet à Toulouse (sa sœur avait été arrêtée dans l’après-midi avec son fiancé rue du Taur, sans avoir eu le temps de faire disparaître sa carte d’identité qui donnait l’adresse familiale). Etienne Fransès, Jacques Yeni et Claude Goldstein sont internés à Drancy, puis déportés à Auschwitz (le premier, par le convoi n° 66 du 20 janvier 1944 ; le second par le convoi n° 67, du 3 février 1944 ; le troisième, par le convoi n° 70, du 27 mars 1944). Pierre Weill est fusillé par la Gestapo (à une date inconnue, dans les dernières semaines de l’Occupation). Bertrand Herz, enfermé pendant 25 jours à la caserne Caffarelli de Toulouse, est déporté avec ses parents et sa soeur par le convoi n° 81 du 30 juillet 1944 (Bertrand et son père finissent à Buchenwald, sa mère et sa sœur à Ravensbrück).

Des quinze élèves arrêtés, seuls trois ont survécu : Hugues Steiner, Roger Perelman et Bertrand Herz. Il est très vraisemblable que Jacques Taszlicki, Jules Aron, Charles Varsano, Jean Krell, Jean Navarro, Jacques Yeni et Claude Goldstein ont été gazés dès leur arrivée à Birkenau. On sait par les archives d’Auschwitz que Jacques Reinach est mort le 3 décembre 1942, neuf semaines après son entrée dans le camp, et qu’Etienne Franses a été victime d’une sélection pour la chambre à gaz de Birkenau, le 21 avril 1944, trois mois après son arrivée à Auschwitz.

Hugues Steiner a échappé à Sobibor (où la quasi-totalité des membres de son convoi ont été immédiatement gazés) –et, après avoir été promené de prison en prison et condamné à mort, il arrive à Auschwitz le 30 avril 1943, y casse des cailloux avant d’être affecté au camp satellite de Jaworzno, où il est mineur, terrassier, porteur de rails, déchargeur de sacs de ciment. Il passe 21 mois à Auschwitz et doit sa survie à toute une série d’événements fortuits (qu’il a racontés après guerre) et au fait qu’il reçoit au camp (chose tout à fait extraordinaire) des colis de nourriture. En janvier 1945, il connaît les marches de la mort : le froid polaire lui gèle les pieds et les jambes mais il s’en tire, soigné par des médecins russes à l’hôpital de Czestochowa. Sa mère et son grand-père maternel, Marguerite et Salomon Efraïm, furent arrêtés dans la rafle des juifs roumains le 24 septembre 1942 et déportés à Auschwitz dès le 28 septembre 1942 (ils y sont morts tous les deux courant octobre). Une sœur de sa mère, Blanchette, échappa à la déportation. Une autre sœur de sa mère, Henriette, était mariée à un collaborateur notoire, Jean Weiland, négociant en vins de Champagne, et elle le suivit à l’été 1944 en Allemagne puis en Autriche, où ils furent tous les deux arrêtés en 1945-1946. Le père d’Hugues, Charles Steiner, fut déporté à Auschwitz en septembre 1943 et survécut, mais rentra à Paris extrêmement affaibli. A la mort de son père, en 1948, Hugues Steiner hérita de l’importante entreprise paternelle d’ameublement et devint l’un des plus grands designers français.

Roger Perelman a raconté dans Le Monde, en janvier 2005, puis dans ses mémoires, publiés en 2008 (Une vie de juif sans importance, Robert Laffont), comment il put survivre à l’un des pires commandos d’Auschwitz-Monowitz, celui des mineurs de Janina : en se faufilant dans le commando de nuit qui étaye mais qui n’abat pas de charbon, en ayant en permanence le souci de ne pas sortir de la masse (pour recevoir le moins de coups possible, on doit toujours être en milieu de colonne), en créant en lui un état d’hibernation affective qui fait qu’il ne s’étonne plus de rien et qu’il ne gaspille pas d’énergie en émotions. Lors des terribles marches d’évacuation de janvier 1945, il survit aussi à deux tentatives d’assassinat par balle. La 2e a lieu à Rybnik, à 40km d’Auschwitz, près de l’actuelle frontière tchèque. Un SS mitraille la trentaine de juifs dont il a la garde : blessé à la main, Roger Perelman passe plusieurs heures sous un tas de cadavres, est jeté avec eux sur une charrette et conduit au cimetière d’où il peut s’éclipser nuitamment avant de trouver refuge dans une famille catholique compatissante, qui le soigne, le nourrit, brûle ses hardes de déporté et lui donne des vêtements civils. Il reprend son errance en se faisant passer pour un Français du STO, dormant tout habillé pour que personne ne puisse apercevoir son tatouage. A son retour en France, il se lance dans des études de médecine et devient interne des hôpitaux de Paris, professeur agrégé, chef de service à l’hôpital Jean-Verdier de Bondy, et l’un des plus célèbres pédiatres français.

Quant à Bertrand Herz, âgé de quatorze ans au moment de sa déportation, il dut sa survie à une conjonction de facteurs, dont le principal est sans doute la date très tardive de son arrestation. Ce hasard le hanta jusqu’à sa mort, survenue en 2021 : il en parle dans ses mémoires (Le pull over de Buchenwald, Tallandier, 2015), comme dans un texte très dense qu’il avait écrit quinze ans plus tôt. « Je suis un miraculé. Je suis un miraculé, comme tous ceux qui sont revenus des camps de concentration nazis. J’aurais dû, comme la quasi-totalité des Juifs arrêtés, être déporté à Auschwitz, et gazé comme les enfants de mon âge, mais je n’ai pas connu Auschwitz. […] J’aurais dû, comme dans la plupart des kommandos, connaître la brutalité des kapos ‘droit commun’ (les ‘verts’), mais le kapo de Niederorschel, exceptionnellement, était un politique (un ‘rouge’), qui s’est employé à améliorer le sort de ses camarades. J’aurais pu succomber aux graves infections que j’ai subies, mais ma constitution physique m’a permis de m’en sortir. J’aurais dû, pendant l’évacuation de mon kommando vers Buchenwald pour fuir les Américains, traînard épuisé au bord de la route, recevoir une balle de SS dans la nuque, mais cette balle, je ne l’ai pas reçue. […] J’ai de plus le sentiment d’avoir eu la chance d’être un ‘enfant’ au milieu d’adultes, et probablement protégé par eux. Protégé certainement par mon père, un homme d’un courage et d’un optimisme admirables, qui n’a cessé de veiller sur moi jusqu’à la fin, malgré son épuisement physique. ». Ayant perdu ses deux parents dans les camps, Bertrand Herz est revenu à Condorcet à la rentrée de 1945, a décroché un accessit d’histoire au concours général en 1948 et est entré à l’Ecole polytechnique en 1951.

Les juifs étrangers ont payé un tribut particulièrement lourd : sur 6 juifs étrangers présents au lycée en 1942, 4 ont été déportés (un Russe, Taszlicki, un Roumain, Aron, un Grec, Varsano, un Palestinien, Yeni) et aucun d’entre eux n’est revenu ; deux seulement ont échappé à la déportation et aucun des deux n’a poursuivi sa scolarité au lycée jusqu’à la Libération (le Hongrois Ladislas Kohn se cache à partir de l’été 1942 ; l’Autrichien Edouard Wessely quitte le lycée fin décembre 1943 et n’y revient qu’en octobre 1944). Par comparaison, le pourcentage d’élèves juifs français qui échappent à la déportation est de l’ordre des deux tiers. Les raisons de cette dissymétrie sont bien connues : les juifs français sont mieux intégrés, peuvent plus facilement se fondre dans la masse ; ils peuvent plus facilement bénéficier d’une aide ou d’un abri ; enfin, Vichy a mené une politique un peu moins criminelle à leur égard. On notera la tragédie spécifique de Jacques Yeni, qui a vécu l’histoire à l’envers : les tribulations de sa famille, d’origine bulgare, ont voulu qu’il naisse à Haïfa, dans ce qui est aujourd’hui Israël, et qu’il meure à Auschwitz.

4. Le naufrage et le souvenir.

La photo de la classe de 1ère A1 que je vous ai photocopiée a été prise entre janvier et mai 1942 devant les colonnes de Brongniart –et elle veut dire encore l’intégration. Daub et Herz sont assis symétriquement au premier rang, les bras croisés. Rien ne les distingue de leurs camarades : même élégance bourgeoise, mêmes culottes de golf, même regard assuré. Fils de centralien et futur normalien, Herz est assis à côté de Blandin, un de ses voisins du Vésinet, fils d’ingénieur des mines et futur polytechnicien, avec qui il fait le voyage en train matin et soir. Daub est assis à côté d’un autre futur polytechnicien, Bignier, fils de banquier. La classe compte l’héritier d’une grande maison de Champagne (Heidsieck), des fils d’agents de change, beaucoup de fils d’ingénieurs, quelques fils de médecins, de magistrats et de professeurs. L’enfance des chefs, en quelque sorte. En même temps, l’atmosphère n’est pas guindée, les regards sont malicieux, on sent une camaraderie de bon aloi. Je n’ai pas trouvé la photo de classe de 1ère A’1, celle de Ladislas Kohn et de Jacques Yeni –mais il est probable qu’on y observerait, avec des nuances sociologiques, des valeurs assez voisines : un des élèves de la classe, Hervé de Clermont-Tonnerre, n’est-il pas le descendant de celui qui formula l’assimilation à la française en disant en 1791 qu’il fallait « tout accorder aux juifs en tant qu’individus et tout leur refuser en tant que nation » ?

Malgré cette apparence de normalité, tout incite à croire que les élèves juifs de Condorcet étaient conscients de la gravité du danger. Jean-Claude Herz lui-même, en dépit de son goût pour les nuages, avait été sensible au « crescendo de la persécution », comme l’attestent les deux carnets rédigés par lui à Toulouse, en août 1942, au moment même où il vient de trouver refuge chez son oncle, Elie Lambert. Le jeune homme (alors âgé de 16 ans) imagine un après-guerre où triompherait le progrès social, moral et technologique. Il commence cependant par faire le point sur les malheurs présents. De ce tableau lucide et informé, qui occupe la plus grande partie d’un avant-propos intitulé Au bord du précipice, j’extrais ici ce qui concerne les juifs :

« Et tout cela n’est rien à côté des malheurs qui frappent une certaine catégorie de gens dont je fais partie bien involontairement et que des préjugés indignes d’une civilisation moderne mettent au ban de la société dans une grande partie de l’Europe. […] On s’attaque à notre liberté et à notre propriété, on nous pourchasse et on nous ruine. Dois-je raconter le crescendo des persécutions auxquelles j’ai été soumis depuis deux ans ainsi que mes proches ?

Cela a commencé avec la clôture de la ligne pour les « nègres, juifs et sangs mêlés ». J’ai cependant pu revenir en zone occupée avec ma famille à la faveur d’une surveillance relâchée en raison des intenses rapatriements, et à temps pour ne pas voir réquisitionner notre maison. Mais j’ai bientôt vu la plus grande partie des gens de ma famille chassés de leur emploi ; le tampon injurieux appliqué sur les cartes d’identité ; les innombrables affiches et brochures aussi ignobles les unes que les autres qu’on a vues à Paris ; la presse encore plus ignoble qui règne depuis plus de deux ans ; les rafles en pleine rue ou à domicile qui ont enlevé à leurs familles des hommes qu’elles ne reverront pas ; les exécutions d’otages, parmi lesquels un cousin d’amis très chers, accusé de communisme par dénonciation anonyme ; l’interdiction de sortir après 20 heures ; le milliard d’amende ; la saisie des titres et valeurs, le blocage des comptes ; la réquisition de la TSF et la confiscation du téléphone ; surtout le port de l’étoile, temps héroïque qui ne reviendra pas sans doute ; et enfin la neuvième ordonnance interdisant tous les lieux publics et les magasins sauf de 3 à 4. Evidemment une partie seulement du programme est accomplie ; on nous promet depuis assez longtemps la saisie des biens ; la prochaine étape serait le ghetto, à moins qu’on réserve aux Français le même sort qu’aux étrangers, la déportation qui est une mort lente et atroce : nombreux sont les échos qui sont parvenus à mes oreilles des scènes déchirantes qui ont marqué les rafles de Paris ; je sais aussi qu’il y a bien peu d’espoir que les Français arrêtés comme otages et déportés soient arrivés vivants en Silésie. Toutes les persécutions existantes et toutes les éventualités menaçantes poussaient ceux qui le pouvaient encore à fuir un pays occupé par les troupes d’un homme qui a dit qu’Israël disparaîtrait de la terre pour mille ans. Je suis donc maintenant en zone libre, où aucune des persécutions concrètes de l’autre zone n’est exercée, mais qui sait si le régime ne va pas s’y aggraver ? Et même si la situation se maintenait sans empirer, rien n’est plus incertain que mon avenir, étant données toutes les carrières qui me sont fermées. Enfin, j’ai tout de même abandonné une maison que j’habitais depuis dix ans, obligé d’y laisser avec peu d’espoir de les revoir presque tous mes souvenirs d’enfance, tout ce qui m’appartenait, mes livres, mes jouets, mes habitudes paisibles de confort, pour que peut-être d’autres viennent l’occuper en vandales et détruire ce qui se rattache à dix ans de mon existence. »

Les deux dernières années de l’Occupation voient un naufrage à peu près complet. Tout le franco-judaïsme auquel Condorcet avait contribué à donner forme et contenu depuis plus de quatre-vingts ans est désormais en loques. A l’automne 1943, deux des fils de Théodore Reinach, le conseiller d’Etat Julien Reinach et le compositeur de musique Léon Reinach, l’un et l’autre anciens élèves de Condorcet, sont internés à Drancy avec leur famille : Julien Reinach et sa femme Rita survivront à leur déportation à Bergen Belsen ; mais le convoi n° 62 du 20 novembre 1943 a emporté vers Auschwitz et l’extermination Léon, sa femme Béatrice (sœur de Nissim de Camondo), ainsi que leurs enfants Bertrand et Fanny, qui furent, selon la terrible formule de Pierre Assouline, « les derniers des Camondo ». Leur cousin Jacques, qui habitait juste à côté du palais de l’Elysée, au n° 62 de la rue du Faubourg Saint-Honoré, était mort à Auschwitz, nous l’avons vu, en décembre 1942.

Au lycée, après le départ d’André Leroy, un seul administrateur semble avoir pris de réelles initiatives en faveur des derniers élèves juifs : il s’agit de Louis Champagne, surveillant général, qui, au printemps 1944, à l’occasion d’une descente de la Milice, est allé en personne chercher Paul Grinberg dans sa classe de seconde B pour le faire discrètement sortir du lycée par la porte –habituellement fermée– de la rue Caumartin. Pour le reste, presque toujours, la fuite est organisée hors du lycée, à l’échelle familiale.

De cette fuite familiale, les Krivine offrent un excellent exemple : Gérard et Jean-Michel Krivine ont été envoyés par leurs parents à Toulouse en août 1943 (Gérard chez un oncle maternel, Albert Lautman, Jean-Michel chez un oncle paternel, Henri Krivine). Depuis Toulouse, ils communiquent avec leurs parents, restés à Paris, en utilisant un langage codé (où « Maxime » signifie « les Allemands »). Dès son arrivée, Jean-Michel rassure sa mère (« Ma chère maman, Le voyage a été excellent. Maxime ne nous a rien demandé. »). Mais les choses se gâtent pour les juifs toulousains et, quelques semaines plus tard, Jean-Michel doit suivre son oncle et sa tante dans un petit hôtel de la campagne berrichonne, à Eguzon dans l’Indre, où il s’ennuie un peu (il est totalement déscolarisé) tout en faisant beaucoup de piano et en profitant d’une nourriture abondante. Le 9 décembre 1943, Jean-Michel Krivine écrit à son père, resté en région parisienne : « J’ai oublié de te dire que l’Oncle Maxime est venu s’établir à l’hôtel ; il est très gentil avec nous et il a même donné des cigarettes à tante Rita et, une fois qu’il n’y avait plus de jus, il nous a prêté pour descendre l’escalier une lampe à acétylène. » En mars 1944, Esther Krivine réunit ses cinq enfants, ses parents et ses beaux-parents à Danizy, près de La Fère, dans une grande maison mise à leur disposition par une patiente de Pierre Krivine, Mme Deherpe (le fait que ce refuge se trouve au Nord de Paris avait convaincu Pierre Krivine, qui pensait ainsi prendre la Gestapo à contrepied). Ils y restent jusqu’à la Libération.

L’épreuve de la persécution a profondément marqué les survivants.

Paul Grinberg, qui était fils unique, a perdu dans le génocide ses deux parents, ses grands-parents paternels, un oncle et une tante. Quant à sa grand-mère maternelle, malade et affaiblie, elle est morte en 1946, après avoir compris qu’elle ne reverrait pas sa fille. Seul au monde, Paul Grinberg a dû interrompre sa scolarité au lycée pour subvenir à ses besoins : il a été successivement apprenti imprimeur, employé de presse, puis tôlier-soudeur chez Hotchkiss. Il a été reconnu pupille de la nation en 1946 –mais n’a demandé (et reçu) aucune indemnisation avant la mise en place de la Commission Matteoli, en 1997. Le génocide a provoqué en lui une absence totale de sentiment religieux, une profonde sympathie pour les persécutés, l’aspiration à un règlement juste et équilibré du conflit israélo-palestinien. Il est mort en novembre 2009.

Une autre conséquence de la guerre est l’évolution politique de la famille Krivine à partir de la Libération : « l’effet Stalingrad », souligné ailleurs par Jean-François Sirinelli, joue ici à plein. Les Krivine et les Lautman étaient peu politisés avant la guerre : il est probable qu’ils mettaient alors la culture au-dessus de la politique. Après 1945, les choses changent progressivement : en 1949-1950, Jean-Michel fonde une cellule clandestine du PCF au lycée Condorcet ; en 1956, le même, désormais étudiant en médecine, fait partie de la minorité qui souhaiterait pousser le PCF vers la gauche et son service militaire en Algérie le fait évoluer vers le trotskisme. Il précède sur cette voie ses petits frères Alain et Hubert –qui, eux aussi passés par le lycée Condorcet et le PCF, créeront la Ligue communiste, devenue par la suite la Ligue communiste révolutionnaire, ancêtre du NPA. Gérard a été après guerre ingénieur des mines, Jean-Michel chirurgien. Le fils de Jean-Michel, Frédéric Krivine, lui aussi passé par Condorcet, est le concepteur et l’auteur d’une série tout à fait remarquable sur la France des années noires, Un village français.

Mais la voie de l’engagement politique ne fut pas la seule réponse à la tragédie et au deuil familial : Jean-Claude Herz, mort en 2016, me semble avoir maintenu un lien étroit avec ses parents prématurément disparus en réalisant leurs aspirations intellectuelles (il est entré rue d’Ulm en 1946 et en est sorti agrégé de mathématiques, avant de jouer un rôle important, chez IBM, dans les débuts de l’informatique en France ; en parallèle, il fut tout au long de sa vie un violoncelliste et un musicien amateur de tout premier ordre).

Son frère Bertrand, qui, à son retour de Buchenwald, voulait « fermer la parenthèse » et ne parla de sa déportation à aucun de ses camarades de classe, ni par la suite à aucun de ses camarades de l’X, a en 2001 accepté les lourdes responsabilités de la présidence du Comité international Buchenwald-Dora (à ce titre, en juin 2009, il a fait visiter le camp de Buchenwald à la chancelière Merkel et au président Obama). Il est mort en mai 2021.

Roger Perelman a lui aussi souhaité tourner le dos à son passé de concentrationnaire et, pendant soixante ans, a préféré garder le silence sur ses terribles épreuves, avant d’accepter de témoigner dans Le Monde en janvier 2005. Il n’en éprouvait pas moins au fond de lui « l’héritage d’Auschwitz » : « un amour profond de la liberté ; une haine viscérale de l’humiliation ; une totale absence de besoins (une belle bagnole, quelle dérision après les camps !) ; une perte de la faculté d’indignation ; une tendance à juger sur le résultat et non sur l’intention (à vouloir comprendre les failles et les faiblesses des hommes, on finirait par tout excuser) ». Il est mort en juillet 2008, renversé par une automobile devant son immeuble de l’avenue de Villiers.

Hugues Steiner avait rompu le silence plus précocement que Bertrand Herz et Roger Perelman puisque, dès le 6 mars 1979, il avait participé (avec Simone Veil) à un débat télévisé (des Dossiers de l’Ecran) qui suivait le dernier épisode de la série américaine Holocauste. Il s’y disait « le messager des mauvaises nouvelles du passé ». Il est mort en 1991. La Fondation pour la mémoire de la Shoah a publié récemment les lettres écrites par Hugues et sa mère, entre juin 1942 et mars 1943, à une sœur de sa mère, Blanchette Efraïm (Hugues Steiner et Marguerite Efraïm, Lettres à Blanchette, Paris, FMS, 2021). La photo de la couverture, prise en 1942, est magnifique. Les lettres d’Hugues sont émouvantes par ce qu’elles révèlent de sa vitalité, de sa fantaisie, de son goût pour la lecture (il réclame des vivres et des livres) mais ce sont aussi des témoignages très précieux sur les conditions de vie au Dépôt de la préfecture de police, à Drancy, où il fut boulanger pendant plusieurs mois et où il retrouva 3 camarades de Condorcet (dont il ne donne malheureusement pas les noms), et même à Beaune-la-Rolande, où il fit un séjour de deux semaines en mars 1943, juste avant sa déportation.

Le 13 juillet 1939, le poète Fernand Gregh, alors âgé de 66 ans, avait été invité à prononcer le discours de distribution des prix du grand lycée. Cet ancien élève de Condorcet, qui avait fait partie des camarades israélites de Marcel Proust au temps du Banquet et de la Revue blanche, s’était arraché aux conventions un peu lénifiantes du genre pour dresser ce bilan tristement prophétique – qui nous servira de conclusion :

«  Nous vivions la fin du siècle des Antonins et nous ne le savions pas. Il y a ainsi des moments où l’histoire s’arrête, où les hommes respirent, où ils croient que l’humanité a trouvé son équilibre et va pouvoir vivre à peu près tranquille. Ces temps sont passés. La folie déjà conquérante des Allemands a déchaîné la guerre de 1914 et, depuis, à part quelques embellies passagères, nous vivons dans la tempête. […]

Nous vivons une des époques les plus sombres de l’histoire universelle. Tout ce que les hommes étaient en droit d’espérer après tant d’efforts, ce vers quoi semblait monter la longue et douloureuse évolution de l’espèce, tout ce que nous croyions acquis pour longtemps semble en train de s’effondrer autour de nous.

Nous avons voulu le bien-être du grand nombre, la justice pour tous, la liberté de tous, l’essai même de la fraternité, l’amitié des peuples, d’un mot la civilisation. Nous assistons aux haines de races, aux exils en masse, au vol et à la spoliation, à la torture morale, à la torture physique, aux assassinats. Nous voyons près de nous le mal triompher en ricanant et la barbarie revenir avec le masque de l’organisation. Le monde semble appartenir à des aventuriers qui, selon l’expression de l’un d’eux, ‘font des coups’. De grands peuples vivent sous le signe du fric-frac. Il est prodigieux, en particulier, de penser que le destin de deux milliards d’hommes qui vivent sur la terre est, à cette minute, entre les mains d’un seul despote qui peut tenter un nouveau ‘coup’. Je n’en dis pas plus.

Notre temps sera l’étonnement et la honte de l’histoire. »


ANNEXE

Les victimes juives du nazisme au lycée Condorcet, 1941-1945


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