Histoire du lycée Condorcet sous l’Occupation |Pierre Albertini | 18/03/2008
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Monsieur le Recteur,
Monsieur le Maire,
Amiral,
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers collègues,
Chers élèves,
C’est une fierté pour nous que d’accueillir aujourd’hui dans ces murs la très belle exposition organisée par l’association polytechnicienne X-Résistance. Je remercie très chaleureusement Alexandre Moatti, X 1978, Ingénieur en chef des Mines, d’avoir traversé Paris à bicyclette, un jour de grève du métro, pour que ce projet voie le jour.
Depuis environ 200 ans, depuis qu’Alfred de Vigny fut ici, en classe de mathématiques spéciales, le « lycéen distrait » qu’il évoque aux premières pages de Servitude et grandeur militaires, on prépare l’X à Condorcet —et j’imagine que le nombre de polytechniciens passés par la maison dépasse largement le millier. Ne surnagent dans la mémoire locale que les plus célèbres, le président Sadi Carnot, X 1857, et son frère le chimiste Adolphe Carnot, X 1859, l’ingénieur André Citroën, X 1900, et la première polytechnicienne, Anne Chopinet, X 1972, qui a été ici l’élève de spéciales d’un grand professeur et d’un grand résistant, André Adler. Le lycée n’est donc pas tout à fait indigne de l’honneur qui lui est fait.
D’autres que moi, historiens et témoins, évoqueront, mercredi 26 mars, lors de la table ronde qui se tiendra en salle Francis Poulenc, ce que fut l’X entre 1940 et 1944 —et notamment la résistance et la déportation des polytechniciens.
Mais l’occasion me paraît belle d’évoquer ici ce soir l’histoire de la puissance invitante (ou accueillante), bref l’histoire du lycée Condorcet sous l’Occupation — et les formes assez variées que s’est données ici l’esprit de résistance.
Le lycée Condorcet était en 1940 beaucoup plus peuplé qu’il ne l’est aujourd’hui. Y étaient inscrits en effet à peu près 2600 élèves, soit 1400 au grand Condorcet, 1200 au petit. Ces élèves venaient pour l’essentiel des VIIIème et IXème arrondissements et de l’Ouest parisien, mais aussi de la banlieue desservie par la gare Saint-Lazare. Le corps enseignant était lui-même plus étoffé que de nos jours puisqu’on trouvait, sur les deux implantations, près de 200 professeurs. Ces professeurs étaient presque tous agrégés, assez souvent normaliens —et, en moyenne, relativement âgés : les lycées dits du « cadre parisien » étaient réservés aux professeurs les mieux notés et ils ne s’obtenaient, sauf exception, qu’en fin de carrière. Le lycée avait une certaine originalité, qui apparaît assez bien dans la formule traditionnellement employée à son sujet de « grand lycée libéral ». Cette réputation tenait pour partie à l’absence d’internat : le lycée a ainsi échappé à la très dure discipline imposée aux pensionnaires pendant tout le XIXème siècle ainsi qu’aux révoltes d’internes, qui ont par exemple émaillé l’histoire de Louis-le-Grand (il est assez révélateur que 5 proviseurs de Louis-le-Grand, sous la Troisième République, aient demandé à venir terminer leur carrière à Condorcet). L’absence d’internat avait une autre conséquence : la part des provinciaux était plus faible que dans les lycées du Quartier latin, ce que soulignait un inspecteur général des années 1930 en qualifiant Condorcet de « plus parisien des lycées parisiens ». En vérité, le libéralisme associé à Condorcet tenait surtout à la sociologie de son recrutement : le lycée a été fréquenté, dès la Monarchie de Juillet —et plus encore sous le Second Empire, par la bourgeoisie libérale du quartier —et notamment par la bourgeoisie financière de la Chaussée d’Antin. Ce recrutement a donné précocement un caractère très original à l’établissement, à savoir la surreprésentation parmi ses élèves de deux minorités confessionnelles, les protestants et les israélites. Les choses se sont un peu gâtées dans les années 1930 : le grand lycée libéral a pris alors une réputation assez droitière, l’anticommunisme a été vif pendant toute la guerre d’Espagne, l’antisémitisme a gagné du terrain, en particulier au petit Condorcet, comme le rappelle Bernard Lévi dans ses souvenirs publiés (X Bis, Un juif à l’Ecole polytechnique).
Pour qualifier l’attitude des professeurs, des administrateurs et des élèves sous
l’Occupation, j’emprunterai à Jean-François Sirinelli une de ses formules, le
« pathétique de la dispersion ». Cette formule lui est inspirée par la variété
d’itinéraires qu’ont connue sous l’Occupation les 6 khâgneux de Condorcet entrés rue d’Ulm en 1926 : Dominique Leca, directeur de cabinet de Paul Reynaud, a rejoint Londres et a travaillé aux émissions en français de la BBC ; Albert Lautman, qui était l’un des plus brillants philosophes de sa génération, a été révoqué par Vichy en vertu du statut des juifs, est entré en Résistance et a été fusillé par les Allemands près de Bordeaux le 1er août 1944 ; Jean-Paul Hutter, qui avait intégré premier à 18 ans mais qui admirait Hitler avant même que celui-ci ne fût chancelier, est mort sous l’uniforme allemand en Courlande en mars 1944 ; Daniel Gallois, revenu à Condorcet comme agrégé des lettres en 1938 et qui devait y être un très grand professeur d’hypokhâgne puis de khâgne jusqu’à sa retraite, en 1971, a exercé des responsabilités dès l’automne 1940 au sein d’un important mouvement de résistance, l’Organisation civile et militaire ; Jean Boorsch, pendant toute la durée du conflit, est resté enseigner la littérature française à Yale, où il vit encore aujourd’hui, à plus de cent ans ; Jean Maugüé, philosophe qui se trouvait, en 1939, dans une situation assez voisine de celle de Boorsch puisqu’il avait été recruté par l’université de Sao Paulo (où il avait retrouvé son camarade de khâgne Claude Lévi-Strauss), est parvenu à regagner Alger et, ayant intégré un régiment marocain, a participé au débarquement de Provence et à la campagne des Vosges. A bien des égards, ce pathétique de la dispersion me semble se retrouver dans l’attitude des maîtres et des élèves du lycée entre 1940 et 1944.
Je soulignerai seulement quelques points.
L’ engagement est discret. D’abord, la tradition scolaire est très clairement du côté de la réserve : c’est vrai des professeurs comme des élèves, qui sont supposés ne pas manifester d’opinions politiques au lycée. Ensuite, Vichy surveille de près les lycées parisiens : à partir de la manifestation lycéenne du 11 novembre 1940, les professeurs et les élèves gaullistes et communistes doivent se faire invisibles.
Condorcet est l’objet d’une attention toute particulière : le recteur de 1941-1944,
Gilbert Gidel, est un ancien élève et un ancien khâgneux du lycée où il a même
vécu, du temps où son père en était le proviseur ; quant au bras droit du recteur, l’inspecteur d’académie puis inspecteur général Emile Abry, chargé des lycées au rectorat, c’est un ancien élève et ancien proviseur de la maison, qu’il dirigeait encore en 1937. Surtout, la peur de la délation conduit à une autocensure généralisée : les archives du rectorat fournissent d’assez nombreuses lettres de dénonciation de professeurs par des pères de famille —et certaines de ces dénonciations sont suivies d’effet. Enfin, le quartier est plein d’Allemands : ceux-ci ont réquisitionné l’hôtel Terminus de la gare Saint-Lazare et ils sont très nombreux, à l’heure des repas, dans toutes les brasseries du quartier (Jacques Bonsergent, premier fusillé de Paris, l’a été pour avoir bousculé un Feldgrau devant la brasserie Mollard). Quant à la présence collaborationniste, elle est encore plus sensible : les jeunesses socialistes révolutionnaires d’Eugène Deloncle ont leur siège rue Saint-Lazare ; les francistes sont rue de Turin ; à partir de 1943, les miliciens sont installés rue de Châteaudun. Le seul engagement qui n’ait pas à être discret est l’engagement d’extrême droite. Dès 1942, les élèves pétainistes (les « jeunes du Maréchal ») obtiennent un certain nombre de privilèges —et en particulier celui de faire de la politique au lycée. Surtout, à partir de la rentrée 1943, les collaborationnistes se manifestent de plus en plus bruyamment dans l’enceinte même de l’établissement (notamment les élèves francistes qui viennent rue du Havre vêtus de la chemise bleue et cherchent à y imposer leur loi).
L’engagement est minoritaire : l’attentisme est de loin l’attitude la plus courante.
Cela dit, les professeurs de Condorcet semblent s’être engagés un peu plus souvent que la moyenne, et cela des deux côtés.
Sur 200 professeurs (140 au grand Condorcet, 60 au petit), on compte 7 professeurs ouvertement pétainistes (« fidèles du Maréchal », portant la francisque en classe), 2 professeurs notoirement collaborationnistes —et, en tout, 13 enseignants (11 littéraires, 2 scientifiques) qui aient été déférés au comité d’épuration à la Libération (la proportion d’épurés, 6,5%, est assez nettement supérieure au pourcentage national de 1,6% ; par comparaison, il n’y a que deux déférés à Henri IV ou à Janson, un seul à Charlemagne ; sans doute ce taux s’explique-t-il par l’importance de l’Action française à Condorcet dans les années 1930, notamment parmi les professeurs d’histoire). Deux professeurs se sont fortement compromis. Le premier est un agrégé d’anglais docteur ès lettres, Charles Mollon, proche de l’Action française, qui a accepté en octobre 1943 de devenir recteur de Grenoble (dans une académie chauffée à blanc par la répression des maquis, il manque de peu d’être fusillé en 1944 et, l’année
suivante, est révoqué sans droit à pension et interdit de tout enseignement). Le
second est un agrégé des lettres, René Lasne, pacifiste et germanophile, très
investi dans la collaboration culturelle, travaillant pour l’Institut allemand, et
finalement détaché au cabinet d’Abel Bonnard en 1943 pour organiser les échanges scolaires franco-allemands (en 1945, il est lui aussi révoqué sans droit à pension et interdit d’enseignement mais, dès février 1950, sa peine est commuée en mise à la retraite d’office).
Symétriquement, l’administration de la Libération évalue à une quinzaine le nombre de professeurs authentiquement résistants. Je constate que seulement 5 d’entre eux obtiennent la médaille de la Résistance : André Adler (normalien et agrégé de mathématiques, communiste, arrêté à deux reprises, brièvement en juin 1941, et pendant un an, entre mars 1943 et mars 1944), Daniel Gallois (normalien et agrégé des lettres, homme de droite, membre fondateur de l’OCM, arrêté le 8 mars 1944, torturé, emprisonné à Fresnes, échappant de justesse à l’exécution ; libéré par l’insurrection, il est adjoint du commandant militaire FFI de l’Hôtel de Ville le 25 août 1944), Jacques Pastor (agrégé de sciences naturelles, communiste, à la Libération principal adjoint de Rol-Tanguy). Je n’ai pas réussi à reconstruire les itinéraires résistants des deux autres médaillés, Raymond Cormontagne (professeur d’éducation physique) et Maurice Conquéré (répétiteur) mais leur engagement ne fait aucun doute. On peut leur adjoindre, en raison des risques pris et des sanctions encourues, Maurice Crouzet (professeur d’histoire de la khâgne du lycée, notoirement antimunichois et anglophile, muté d’office à l’automne 1943 et rétrogradé dans le secondaire ; il est directeur de cabinet du ministre de l’information à la rentrée de 1944 et inspecteur général l’année suivante), Lucien Chauvet (normalien et agrégé des lettres, brièvement emprisonné sous Vichy), André Raquin (professeur d’éducation physique, déporté à Dachau d’où il est revenu), Edouard Bruley (normalien de Saint-Cloud et agrégé d’histoire, membre du Front national universitaire au printemps 1944).
Jean-Paul Sartre, normalien et agrégé de philosophie, professeur de khâgne à
Condorcet de 1941 à 1944, est dans une situation un peu ambiguë : certes, il a créé un mouvement de résistance, Socialisme et liberté ; mais il n’a pas refusé de bénéficier indirectement du statut des juifs, en obtenant en 1941 la chaire enlevée l’année précédente à Henri Dreyfus Le Foyer ; et il a donné la priorité à ses pièces, qui n’ont pu être jouées en 1943 et 1944 qu’au prix de certains arrangements avec la censure allemande. J’observe, du reste, que le nom de Sartre n’apparaît jamais dans la correspondance administrative d’après guerre sur la Résistance à Condorcet.
Au total, on le voit, moins de 10% des enseignants ont un engagement mesurable dans la Résistance ; c’est peu et c’est beaucoup (c’est peu dans l’absolu ; c’est sans doute beaucoup par rapport à la moyenne nationale, ou à la moyenne parisienne, ou à d’autres lycées de Paris ; on peut prendre l’exemple de Janson, dont le proviseur écrit au recteur, le 22 janvier 1945 : « j’ai l’honneur de vous informer que nous n’avons personne à proposer pour l’attribution de la médaille de la Résistance française »). Il apparaît donc que 80% des enseignants de Condorcet ne se sont pas engagés. Ce qui domine chez la plupart est très vraisemblablement le modérantisme et l’attentisme, autre nom de la prudence. On ne doit pas oublier qu’une trentaine de professeurs sont d’anciens combattants décorés de la Grande Guerre —et que cela ne les a sans doute conduits à remettre en question Pétain et Vichy que très progressivement.
Chez les élèves, le constat est analogue. La section locale des «jeunes du Maréchal» regroupe une quarantaine ou une cinquantaine d’élèves (3% des
effectifs du grand lycée) : elle a été créée début 1942, à l’initiative d’un élève de
philosophie, Yves Brière de La Hosseraye (qui expose son projet dans une lettre au proviseur, au style assez caractéristique : « combattre la malpropreté morale, la déloyauté, le mercantilisme, l’indiscipline sans but ni motif, resserrer nos rapports avec nos professeurs, élargir nos horizons par des cercles d’études, développer notre esprit d’équipe par des activités sportives, artistiques, littéraires, sociales, menées en commun, telle est la réalisation que nous vous proposons d’apporter aux ordres du chef de l’Etat »). Ces jeunes du maréchal se réunissent tous les matins pour le salut à la France et ils ont, le soir après la classe, de 17h à 18h, des activités culturelles et caritatives ; ils ont aussi la possibilité de faire venir des conférenciers extérieurs sans les annoncer à l’avance et pendant les heures de cours (cet aspect-là des choses ne les rend pas totalement sympathiques à l’administration, qui obtient que les classes d’examen échappent à ce nouveau régime).
Mais certains élèves vont plus loin et peuvent être véritablement qualifiés de
collaborationnistes : ce sont les quelques élèves francistes qui portent la chemise bleue au lycée en 1943-1944 ; parmi eux, un élève de première qui accuse régulièrement certains de ses camarades de distribuer des tracts subversifs et les traîne alors au siège du parti franciste où il les fait interroger par ses amis (il va même, dans deux affaires de ce genre, jusqu’à faire venir la police allemande au lycée, à la barbe d’une administration aussi médusée qu’impuissante). L’année scolaire 1943-1944 voit d’assez nombreuses bagarres, auxquelles Paul Grinberg a participé, entre chemises bleues et gaullistes (on échange des insultes, des menaces et des coups, en attendant l’arrivée du surveillant général, qui donne systématiquement tort aux chemises bleues). Au printemps 1944, deux élèves des grandes classes font savoir à l’administration qu’ils envisagent de s’engager dans la Waffen SS.
Inversement, on peut estimer à une quarantaine le nombre d’élèves résistants du grand lycée (soit là encore 3% des effectifs) dont 5 ont été médaillés de la
Résistance au titre du lycée Condorcet (d’autres qui venaient de quitter le lycée
ont reçu la médaille de la Résistance à titre personnel). Les 5 médaillés de la
Résistance, qui avaient tous entre 17 et 19 ans en 1944, sont Jean Fretigny, Gilbert Garrigues, Roger Bridier, Jean Conil et Pierre Weill (ce dernier décoré à titre posthume, puisqu’il a été fusillé par les Allemands dans les derniers jours de l’Occupation, très vraisemblablement en raison de ses origines). Un de leurs
camarades, Bernard Petot, a reçu la médaille de la Reconnaissance française pour « acte de dévouement exceptionnel en présence de l’ennemi ». On peut donner d’autres noms de lycéens courageux : Roland Coty et Serge Demeaux, arrêtés lors de la manifestation lycéenne du 11 novembre 1940 place de l’Etoile ; Manuel Pillet et Jean Rodier, exclus du lycée dans le courant du premier trimestre 1940 pour « inscriptions politiques » ; Jean Kalmbacher, arrêté en juin 1941 dans la salle même où il passait l’écrit du baccalauréat pour avoir dessiné des caricatures de soldats allemands, retrouvées dans le portefeuille d’un de ses camarades arrêté la veille ; Jean Collin, membre d’un réseau d’aide aux aviateurs britanniques tombés au-dessus de la région parisienne ; Serge Apikian, passé dans la clandestinité en 1943 sous le pseudonyme de Martin ; Daniel et François Heidsieck, membres des FFI des Vosges à l’été 1944, le premier tué au combat.
Les historiens distinguent aujourd’hui la résistance (qui est délibérée, politique et risquée : donc rare) de la résilience (mot emprunté aux biologistes et qui renvoie à un phénomène, moins politique, plus discret, parfois inconscient, de fermeture intime à des influences extérieures jugées tyranniques et mauvaises : le phénomène est beaucoup plus fréquent que la résistance proprement dite).
La résistance est rare parce qu’elle est dangereuse. Je rappelle une statistique très facile à retenir : près de la moitié des résistants effectifs ont été arrêtés —et près de la moitié des résistants arrêtés sont morts, soit en France, soit en déportation.
L’environnement du lycée Condorcet est peu porteur : le pétainisme de deuil de
l’automne 1940 a été très fervent au lycée ; les familles des élèves sont souvent
attentistes, et pour une petite minorité d’entre elles sans doute compromises dans la collaboration économique ; l’anticommunisme est très fort et le communisme plutôt rare (en tout cas au début de l’Occupation) ; enfin, le lycée est très isolé dans un quartier d’affaires et il manque de liens organiques avec les facultés et le Quartier latin.
Quelles ont été les différentes formes de résistance des lycéens de Condorcet ?
La première, chronologiquement, a été la participation à la manifestation interdite du 11 novembre 1940 : d’après un rapport du proviseur au recteur, y ont participé une quinzaine d’élèves de la même classe de première. L’affaire a été jugée suffisamment sérieuse pour que, les années suivantes, les élèves soient consignés au lycée toute la journée du 11 novembre. Le 11 novembre 1943, un incident se produit lorsque, dans chaque classe, quelques élèves demandent à leur professeur de bien vouloir observer une minute de silence à onze heures. Un agrégé d’histoire, Pierre Raison, qui vient d’être nommé au lycée, refuse de s’exécuter, au grand dam de ses élèves, plus patriotes que lui et qui finissent par lui imposer la minute de silence en question : quelques semaines plus tard, le périodique résistant L’Etudiant patriote titre « Un traître à Condorcet » et, à la Libération, le professeur en question est déféré au comité d’épuration et déplacé d’office.
Dans l’enceinte du lycée, l’hostilité à Vichy s’est surtout exprimée par des outrages aux portraits du maréchal, qui avaient été disposés dans toutes les salles de classe: dès l’automne 1940, un portrait est « souillé » par un élève (il se dénonce et est aussitôt exclu) ; en janvier 1943, deux portraits sont volés (avec dépôt de tracts bien sentis qui soulignent que le voleur n’est pas un collectionneur).
Mais le geste résistant le plus caractéristique du lycée sous l’Occupation est la
distribution de tracts : ceux-ci, dont j’ai pu retrouver quelques exemplaires aux
Archives nationales, ne sont souvent que de simples papillons, imprimés avec un jouet d’enfant voire un simple tampon, et ils portent des textes assez courts, du type « Pétain vendu », « Laval au poteau », « Front national poursuit son action vengeresse », « Front national pour libérer la France », « Soutenez les communistes ». Ils sont généralement jetés du haut de l’escalier n°3 (l’escalier entre les deux cours), pendant les alertes (qui suscitent beaucoup de désordre, puisqu’on doit conduire tous les élèves jusqu’aux galeries du métro de la station Saint-Lazare) ou au moment de la récréation de 10 heures 30 (il y a beaucoup de passage entre les deux cours comme dans l’escalier et le lanceur est quasiment sûr de l’anonymat ; de surcroît, s’il a un peu d’entraînement, il fait en sorte que le paquet explose en atterrissant et que les tracts volent partout). L’opération n’est pas sans risque : la remise des paquets aux distributeurs se fait assez loin du lycée, au Quartier latin, et les porteurs prennent donc le risque d’être trouvés dans la rue ou le métro en possession d’écrits subversifs ; de surcroît, si l’administration fait peu de zèle, les « chemises bleues » du lycée, en 1943-1944, n’hésitent pas à jouer les polices parallèles et à fouiller leurs camarades susceptibles de distribuer des tracts.
L’action clandestine existe aussi hors du lycée. Certains élèves du lycée sont
membres de réseaux (réseaux de renseignement, réseaux d’aide aux aviateurs
alliés) ; ces élèves sont rapidement contraints de mener une double vie (ils ne
dorment plus chez eux, ils doivent fuir à la moindre arrestation dans leur réseau ; souvent, ils sont obligés d’interrompre leur scolarité). Jean Collin s’est trouvé dans ce cas dès l’année scolaire 1942-1943. Paul Grinberg, dont les deux parents avaient été déportés (sa mère à l’été 1942, son père en janvier 1944), a fait partie d’une organisation juive de résistance au printemps 1944, l’Union de la jeunesse juive, proche du PCF, et a consacré certains jours à des distributions de tracts, sans rompre totalement avec le lycée mais en cessant ces jours-là de porter son étoile.
Le départ pour Londres ou pour Alger n’a dû être le fait que d’une toute petite
poignée d’élèves (je n’ai trouvé dans les archives que le récit, par un policier
narquois, d’une opération avortée, un conflit familial engendrant une menace de départ qui n’est finalement pas mise à exécution). Ce départ pour les pays où l’on se bat a sans doute davantage concerné de jeunes anciens élèves, moins
prisonniers que les lycéens de l’autorité familiale. C’est ici l’occasion de rappeler
que plusieurs anciens élèves du lycée ont été faits Compagnons de la libération (on peut penser à Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Gilbert Grandval, Michel Maurice-Bokanowski et Pierre-Louis Dreyfus) et que beaucoup d’autres ont été
d’authentiques résistants (parmi lesquels Michel et Françoise de Boissieu, Paul
Petit ou René Rémond).
Si la résistance a été rare, la résilience a été beaucoup plus forte et elle a pris différentes formes.
La première est la survie d’un minimum d’esprit républicain chez les professeurs et les administrateurs. Il est temps d’évoquer l’action du proviseur, André Leroy, en poste depuis 1937 et dont beaucoup de témoins gardent un souvenir ému. En mars 1942, cet agrégé des lettres bénéficie encore d’un rapport très élogieux de sa tutelle : « esprit judicieux et bienveillant chez qui la fermeté sait se joindre à la bonne grâce ; fait régner dans un lycée qu’il n’est pas toujours aisé de conduire une atmosphère calme et studieuse ». Les choses se dégradent tout au long des deux années suivantes. En juin 1942, le proviseur vient assister à la conférence d’un jeune du Maréchal sur « l’agression anglaise à Madagascar » et, à la fin de la conférence, il tient des propos ironiques et germanophobes (qui sont dénoncés aux autorités par lettre anonyme). En avril 1943, André Leroy refuse de cautionner un enseignement pirate du breton, refus qui attire l’attention des journaux et le fait apparaître sous un jour très jacobin aux yeux de l’entourage régionaliste d’Abel Bonnard. D’une façon générale, à la différence de la plupart de ses collègues, qui envoient un courrier au rectorat chaque fois qu’ils trouvent un tract dissident, Leroy s’en tient en la matière à une sorte de service minimum —et il défend systématiquement ses élèves, par exemple dans les affaires de vols de portraits du Maréchal (ce ne sont pas les élèves, ce sont des éléments extérieurs qui ont fait le coup, en profitant des désordres occasionnés par les alertes). Une dernière étape est franchie en décembre 1943 : le proviseur est directement visé par un article d’Au Pilori qui l’accuse de laxisme face à la propagande de « l’Anti-France » (un intrus aurait distribué aux élèves des tracts gaullistes à 8h20 du matin, soit dix minutes avant le début des cours, et les adultes présents auraient laissé faire). Il s’agit bien évidemment d’une provocation et c’est cette provocation qui scelle le sort du proviseur : le 4 avril 1944, le cabinet d’Abel Bonnard le relève de ses
fonctions et l’envoie enseigner en seconde à Louis-le-Grand. La Libération lui rend son provisorat et son lycée —et c’est lui qui assure la rentrée solennelle du 9 octobre 1944. Promu au grade d’officier de la Légion d’honneur en 1951, il
terminera sa carrière à Condorcet en 1959.
La résilience apparaît aussi dans le maintien d’une certaine anglophilie culturelle, associée au nom d’un jeune agrégé d’anglais, ancien élève du lycée, Robert Wieder, qui est nommé à Condorcet à la rentrée de 1941. Wieder crée aussitôt un « cercle d’étude des civilisations étrangères », plus couramment appelé le « club », et qui est une des réalisations les plus originales qu’ait connues le lycée sous l’Occupation (avec l’orchestre des élèves et la troupe des Mascarilles, qui eut l’insigne honneur de donner au lycée, en présence de Paul Claudel, la première française de son Christophe Colomb, le 26 mars 1944). En apparence, Robert Wieder s’inscrit dans le climat clubiste de Vichy (les lycéens sont de futurs chefs et, à ce titre, ils doivent avoir des activités culturellement un peu ambitieuses et des occasions de prendre la parole) ; le « club » va donc se présenter comme un lieu de causeries culturelles, offertes à des élèves volontaires, le soir après la classe. De ce « club », Wieder, soutenu par le proviseur, va faire un lieu de dissidence culturelle assez remarquable : la première conférence, faite par Robert Wieder lui-même le 25 novembre 1941 et poursuivie le 12 décembre de la même année, donne le ton (« un gentleman, essai de définition ») ; d’autres suivent (« l’Inde de Kipling », « l’humour anglais », « la formation du caractère et les sports chez les Anglais »). Un apogée est atteint le dimanche 17 mai 1942, lorsque Robert Wieder entraîne le proviseur Leroy dans le Grand amphithéâtre de la Sorbonne, afin qu’il y préside une séance de chants shakespeariens (interprétés par les étudiants et étudiantes d’anglais de la faculté). J’ai cherché dans le journal d’Hélène Berr si elle avait assisté à cet événement extraordinaire, qui l’aurait certainement beaucoup intéressée. Elle n’y fait pas référence.
La résilience apparaît plus encore dans l’attitude à l’égard des élèves juifs, soumis à une persécution croissante. Du reste, le nombre des élèves israélites de Condorcet a fondu comme neige au soleil pendant toute la durée de l’Occupation, passant de plus de 300 en 1939 à 27 en avril 1943 et à 4 en juin-juillet 1944 (parmi lesquels Paul Grinberg, ici présent).
Le bon exemple vient d’en haut : André Leroy s’est efforcé de maintenir un statut de stricte égalité entre les élèves, comme on peut le voir dans ses appréciations trimestrielles et dans les palmarès publiés (en 1941, 30% des prix d’excellence du petit Condorcet sont allés à des élèves présumés israélites, parmi lesquels Bertrand Herz, ici présent). L’attitude des professeurs est elle aussi globalement bienveillante : on le voit dans le geste de Charles-André Jullien, agrégé d’histoire, serrant silencieusement la main de ses élèves porteurs de l’étoile le 8 juin 1942, ou dans celui de Joseph Piéri, normalien et agrégé des lettres, qui réconforte très gentiment Paul Grinberg au moment de l’arrestation de son père, en janvier 1944.
Les élèves ne sont pas en reste : le 8 juin 1942, Jean-Claude Herz, porteur de
l’étoile jaune, constate que certains élèves de sa classe de 1ère arborent une étoile de solidarité portant la mention « zazou ». Le même jour, deux des camarades de 5ème de son petit frère, Bertrand, lui proposent de l’escorter jusqu’à la gare Saint-Lazare, pour dissuader d’éventuels agresseurs ; et, quelques jours plus tard, plusieurs camarades du même Bertrand Herz arborent dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare des étoiles de solidarité portant la mention « potache ». Bertrand Herz se souvient d’un autre épisode, très révélateur : lors de la lecture d’un palmarès, le proviseur appelle trois noms « Herz, Kosierowski, Krivine » et les élèves appelés, tous trois porteurs de l’étoile jaune, montent sur l’estrade sous des applaudissements particulièrement nourris. Gérard Krivine, qui est l’un des trois élèves en question et par ailleurs le frère aîné d’Alain Krivine, m’a raconté qu’il avait été traité de « sale juif » par un élève du petit lycée, qu’il avait répliqué à coups de poings et que ses camarades avaient volé à son secours, en faisant honte à l’insulteur. Jean-Claude Herz évoque, lui, l’extrême gentillesse d’un de ses camarades de première, le jéciste Michel Bignier, futur polytechnicien (X 1947) et futur président du CNES, un des pères du spatial français.
Dans le même ordre d’idées, je signalerai pour finir la sollicitude du surveillant
général Louis Champagne —qui, au printemps 1944, à l’occasion d’une descente de la Milice au lycée, est allé chercher Paul Grinberg dans sa classe de seconde pour le faire discrètement sortir par la porte (habituellement fermée) de la rue Caumartin. Le geste peut paraître minime —mais il manifeste du jugement, de la conscience, de l’à propos —et il a sans doute sauvé Paul Grinberg, dont les parents ne sont pas rentrés d’Auschwitz. N’en sont pas rentrés non plus neuf élèves encore présents à Condorcet à l’été 1942 : Jacques Taszlicki, Jacques Reinach, Jules Aron, Charles Varsano, Jean Krell, Jean Navarro, Etienne Franses, Jacques Yeni et Claude Goldstein. Le seul ancien de Condorcet survivant d’Auschwitz est aujourd’hui Roger Perelman, ici présent, élève de maths sup. au début de l’Occupation, arrêté par la police française en tant que juif étranger le 14 mai 1941, déporté le 28 octobre 1943, et qui a survécu à des atrocités proprement inimaginables, dont il fait le récit dans ses mémoires, récemment publiés (Une vie de juif sans importance).
Je voudrais terminer ce trop long exposé en saluant l’ancien élève de Condorcet et de l’Ecole polytechnique à qui nous devons d’accueillir cette exposition, je veux parler d’un homme un peu exceptionnel par son itinéraire comme par ses qualités humaines, Bertrand Herz.
Bertrand Herz appartient à une famille de cette bourgeoisie israélite qui a été si
liée à Condorcet tout au long de la Troisième République et qui a donné au lycée quelques-unes de ses gloires les plus éclatantes, parmi lesquelles Marcel Proust, dont cette salle porte le nom. Le grand-père maternel de Bertrand, Mayer Lambert, était un orientaliste renommé, collaborateur d’Ernest Renan. Son père était centralien, un frère de sa mère, René Lambert, était polytechnicien, un autre frère de sa mère, Elie Lambert, normalien et professeur d’histoire de l’art à la faculté des lettres de Bordeaux. Une sœur de son père, élève de la pianiste Marguerite Long, s’était mariée outre-Manche où ses descendants ont connu une réussite intellectuelle et sociale comparable à celle de leurs cousins français (on trouve des cousins de Bertrand Herz parmi les professeurs de Trinity College, Cambridge, les ‘fellows’ de la Royal Society et les membres de la Chambre des Lords).
A l’été 1942, conscients du danger, les parents de Bertrand, Willy et Louise Herz,
décident de faire passer toute la famille en zone Sud et Bertrand poursuit ses
études au lycée de Toulouse. Le 5 juillet 1944, les Herz sont arrêtés (à l’exception de Jean-Claude, le frère aîné de Bertrand, temporairement absent du domicile familial) et ils sont déportés par le dernier convoi ayant quitté Toulouse, le 30 juillet 1944. Les parents de Bertrand meurent d’épuisement en déportation, sa sœur et lui survivent à l’enfer concentrationnaire.
Appartenant à la catégorie très restreinte des rescapés juifs de moins de 15 ans, Bertrand Herz est recueilli par une sœur de sa mère et il reprend vaillamment ses études à Condorcet, décroche un accessit d’histoire au concours général en 1948 et entre à l’X en 1951 (son frère, Jean-Claude, trois fois lauréat du concours général, reçu à l’X en 1946, a préféré entrer rue d’Ulm). Bertrand Herz préside aujourd’hui le Comité international Buchenwald-Dora et nous aurons la chance de l’entendre lors de la table ronde du 26 mars.
C’est lui qui, le premier, a eu l’idée d’offrir cette exposition à son ancien lycée. Je
n’aurai donc qu’un mot, cher Bertrand, au nom de tous ceux qui sont là ce soir :
merci.
Pierre Albertini