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Article de Pierre ALBERTINI*
paru dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2006/4 (no 92) , pages 81 à 100
*professeur de khâgne au lycée Condorcet, ancien élève de l’École Normale Supérieure et agrégé d’histoire
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Sous la Troisième République, une partie de la bourgeoisie juive parisienne avait trouvé au lycée Condorcet un havre de paix, permettant de concilier goût pour les choses de l’esprit et désir d’intégration sociale. L’occupation allemande et le régime de Vichy devaient amener des jours moins heureux. Les professeurs furent sans ménagement révoqués ; et les élèves, tout en conservant le droit de poursuivre leurs études, durent surtout songer à se préserver des persécutions antisémites qui les conduisaient à une mort certaine.
La rencontre d’une tradition libérale, laïque, ouverte et d’une conjoncture politique antilibérale, raciste et criminelle a fait du lycée Condorcet un lieu tragique entre 1940 et 1944 : c’est ce Condorcet tragique qui sera évoqué ici.
Quelle fut la persécution antisémite à l’échelle d’un établissement scolaire parisien dont l’identité était fortement liée au franco-judaïsme de la Troisième République [1] ? Par une approche micro-historique, on s’efforcera de mettre en lumière les réactions concrètes des administrateurs, des professeurs et des élèves d’un grand lycée parisien, en utilisant conjointement les documents conservés rue du Havre, la correspondance du proviseur et du recteur consultable aux Archives nationales, des archives privées, ainsi que les ressources de l’enquête orale.

Bien que problématique, le mot « juif » sera employé pour la commodité de l’exposé. Beaucoup de ceux qui seront évoqués ne se seraient pas définis ainsi, préférant se dire « israélites » – adjectif républicain renvoyant à la pratique confessionnelle et non à des origines prétendument raciales. À moins qu’ils ne se soient dits « d’origine juive », ou aient refusé de lier leur identité à celle de leurs ancêtres (c’est ce qui fait du reste l’extrême violence symbolique de la politique de discrimination, d’étiquetage et de fichage enclenchée à l’automne 1940). De surcroît, le mot « juif » avait encore en 1939 une forte connotation antisémite et ne fut pas repris qu’après la guerre par ceux-là même qu’il avait longtemps stigmatisés et qui jugeaient désormais qu’« israélite » faisait un peu « juif honteux ».
Une forte présence juive
Depuis la fin du Second Empire, le lycée Condorcet occupe une place à part dans l’histoire de l’intelligentsia juive en France : il suffit de rappeler que James Darmesteter, Gustave Bloch, Joseph Salomon et Théodore Reinach, Henri Bergson, Victor Basch, Henri Hauser, Élie et Daniel Halévy, Léon Brunschvicg, Marcel Proust, Tristan Bernard, Georges Mandel, Emmanuel Berl, Raymond Aron, Claude Lévi-Strauss y ont fait tout ou partie de leurs études. Autant dire que la contribution des juifs à l’histoire intellectuelle du lycée est tout à fait exceptionnelle… [2]
Le type du brillant lycéen juif de Condorcet est apparu entre 1860 et 1890, sous deux espèces assez différentes, le docte et le mondain ou le futur universitaire et le futur artiste. L’archétype du docte, c’est Henri Bergson : celui-ci a laissé au lycée le souvenir d’un élève hors pair, aussi doué pour les sciences que pour les lettres, à la fois prix d’honneur et premier prix de mathématiques au concours général. Il a entamé rue du Havre un cursus honorum qui l’a conduit, par l’École normale, le Collège de France et l’Académie française, jusqu’au prix Nobel. Sans être aussi célèbres que Bergson, Gustave Bloch, Henri Hauser et Léon Brunschvicg furent trois des plus grands universitaires français de la Troisième République. Gustave Bloch devint un éminent professeur d’histoire romaine. Par une ironie cruelle, le père du plus grand historien français du 20e siècle, Marc Bloch, fut le maître à l’École normale de Jérôme Carcopino, futur ministre de l’Éducation nationale de Vichy. Henri Hauser devint le premier titulaire d’une chaire d’histoire économique à la faculté des lettres de Paris en 1927 et l’auteur d’une Prépondérance espagnole (1933) utilisée par des générations d’étudiants. Quant à Léon Brunschvicg, grand éditeur de Pascal, il fonda en 1893 la Revue de métaphysique et de morale avec plusieurs camarades de Condorcet [3] et régna sur la philosophie universitaire en France durant l’entre-deux-guerres. La voie tracée par Brunschvicg était encore empruntée, dans les années 1930, par de jeunes et brillants agrégés de philosophie passés par la khâgne de Condorcet, Raymond Aron, Albert Lautman et Claude Lévi-Strauss.
Marcel Proust nous fournit l’archétype du mondain, ou de l’amateur [4]. Demi-juif (par sa mère, née Jeanne Weil), cet héritier a fait ses humanités au lycée entre 1882 et 1889 et y a découvert sa vocation littéraire. Cette mouvance de juifs artistes, où l’on trouve aussi Robert Dreyfus et Jacques Bizet, est très liée aux revues qui fleurissent alors chez les lycéens de Condorcet les plus âgés ou chez les jeunes anciens élèves et dont la plus célèbre, la Revue blanche, a été financée pendant douze ans, entre 1891 et 1903, par trois jeunes israélites passés par Condorcet, les frères Natanson.
À mi-chemin des doctes et des mondains se rencontrent deux fratries particulièrement remarquables, les Halévy et les Reinach [5], Élie et Daniel Halévy, fils du librettiste d’Offenbach et élèves du lycée en même temps que Marcel Proust, d’origine juive par leur père et protestante par leur mère, sont assez représentatifs d’une certaine grande bourgeoisie intellectuelle passée par Condorcet, assez facilement libérale et anglophile mais susceptible d’évoluer vers la droite et le traditionalisme. Quant aux trois frères Reinach, contemporains et rivaux de Bergson au lycée, eux aussi d’une phénoménale précocité, ils surent conjuguer un mode de vie grand-bourgeois, un travail intellectuel soutenu (dans des domaines aussi variés que l’anthropologie religieuse, l’histoire, l’histoire de l’art, l’archéologie, la philosophie, la philologie) et un engagement politique de longue haleine. Salomon et Théodore firent des carrières jumelles d’antiquisants, tout en défendant vaillamment la cause dreyfusarde à laquelle s’identifia totalement leur frère Joseph. Celui-ci, ardent gambettiste dans sa jeunesse, devint un acteur essentiel et le premier historien de l’Affaire, suscitant la haine de Drumont et des antisémites.
Ces figures hors du commun ne doivent pas nous faire oublier que de très nombreux juifs sont passés par Condorcet pour devenir ensuite médecins, avocats, ingénieurs, professeurs, hauts fonctionnaires. La surreprésentation des juifs à Condorcet constitue un phénomène constant entre la fin du Second Empire et la seconde guerre mondiale ; dans beaucoup de familles de la bourgeoisie juive parisienne, ce lycée devint, au fil des générations, un lieu familier et positivement perçu – ce que font généralement sentir les biographes de Marcel Proust.
Deux phénomènes expliquent cette surreprésentation. Le développement du lycée sous le Second Empire s’est produit à une époque d’afflux à Paris de juifs alsaciens. Quand ils en avaient les moyens, ceux-ci s’installèrent dans l’Ouest parisien, alors en pleine expansion. La montée vers la capitale, qui concerne toutes les communautés juives européennes au 19e siècle, a donc ici rencontré l’haussmannisation de la plaine Monceau. Condorcet a ainsi joué un rôle clé dans l’assimilation de ces familles juives aux élites parisiennes, thème d’ailleurs central dans À la recherche du temps perdu où il est figuré par le personnage de Bloch.
Ces juifs assimilés et patriotes ont apprécié dans cet établissement public son absence de caractère confessionnel, qui plaçait leurs enfants à égalité avec des enfants d’origine catholique, ainsi que sa pédagogie relativement ouverte et libérale, qui rencontrait la double tradition juive d’investissement intellectuel et de libre examen [6]. Ce sentiment s’est renforcé après 1870 d’un républicanisme fervent : les israélites dont les enfants vont à Condorcet sont bien, pour reprendre une expression de Pierre Birnbaum, des « fous de la République ». À Condorcet, leurs enfants côtoient du reste beaucoup de jeunes gens issus du protestantisme libéral, aux valeurs très proches des leurs [7]. La surreprésentation locale des juifs et des protestants explique, par exemple, que le réseau des anciens élèves ait eu une réelle importance dans l’histoire de la constitution du camp dreyfusard.
Les familles juives dont les enfants vont à Condorcet sont pour une minorité issues de la grande bourgeoisie financière du 8e arrondissement, mais appartiennent le plus souvent à la moyenne bourgeoisie libérale et commerçante de l’Ouest parisien et de la banlieue ouest [8]. Elles voient dans les études classiques un moyen d’intégration et de promotion dans la société française : souvent déjudaïsées ou peu pratiquantes, elles aiment passionnément la culture française et veulent que leurs enfants non seulement assimilent cette culture, mais qu’ils soient capables de l’enrichir à leur tour. D’où l’intérêt particulier des juifs de Condorcet pour la culture vivante ; d’où aussi la réputation d’intellectualisme faite au lycée par Albert Thibaudet lorsqu’il affirme que la marque propre aux « jeunes Juifs de Condorcet » entrés en littérature est d’avoir été meilleurs philosophes que rhétoriciens [9]. Du coup, Condorcet est sans doute l’un des seuls lycées de France qui se puissent comparer aux grands lycées viennois d’avant 1938, lieu d’intégration culturelle et sociale mais aussi de stimulation critique et d’initiation esthétique [10].
Comme le souligne Jean-François Sirinelli dans sa thèse de doctorat sur les khâgneux et normaliens de l’entre-deux-guerres, ce lycée a contribué à orienter vers les professions intellectuelles des jeunes gens que leur situation familiale aurait sans doute plutôt conduits vers les affaires : ainsi, les normaliens passés par Condorcet sont moins nombreux que ceux qui viennent de Louis-le-Grand et d’Henri IV, mais ils sont aussi plus souvent juifs et issus d’une bourgeoisie parisienne et aisée. Au bout du compte, l’importance de la minorité juive explique dans une large mesure que le lycée ait longtemps été plus bourgeois que les lycées du Quartier latin et plus intellectuel que les autres établissements de la rive droite.
Le deuxième phénomène notable est le renforcement de l’immigration juive à Paris dans les années 1930.
Condorcet accueille à la fin des années 1930 un nombre relativement important d’enfants juifs originaires d’Europe centrale ; s’y ajoutent quelques juifs du Levant. Le plus célèbre des juifs cairotes du lycée est Marc Lévi, plus connu par la suite sous le nom de Marc Soriano, premier prix de mathématiques au concours général, seul khâgneux de Condorcet reçu au concours de la rue d’Ulm en 1939. Après bien des tribulations, il sera cacique à l’agrégation de philosophie en 1946 puis écrira une thèse brillante sur les contes de Perrault avant de devenir, à la fin de sa vie, professeur aux universités de Paris-VII, Yale, Stanford et Berkeley.
Par cet afflux de réfugiés et d’étrangers, le judaïsme à Condorcet devient un peu plus populaire (les pères d’élèves sont plus souvent que par le passé des artisans en confection des 2e et 9e arrondissements [11]. Il suscite aussi plus d’hostilité, en tout cas au petit lycée. Un élève de la rue d’Amsterdam dans les années 1933-1938 m’a rapporté que certains de ses condisciples cherchaient à faire de ces juifs étrangers leurs souffre-douleur. L’immigration juive engendre enfin, chez les israélites français, la crainte d’une renaissance de l’antisémitisme : un neveu de grand rabbin déclara devant ce même témoin – « avec eux, on n’aura que des ennuis [12] ».
Cette poussée d’antisémitisme doit cependant être relativisée. D’abord, elle n’est pas la première : des incidents antisémites s’étaient déjà produits au lycée en 1887-1888, d’autres avaient éclaté dix ans plus tard à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Et Condorcet était dans le collimateur de l’extrême droite au moins depuis l’affaire Thalamas, en 1904, lorsque l’Action française avait accusé un professeur d’histoire franc-maçon « d’outrager devant ses élèves la mémoire de Jeanne d’Arc ». Surtout, les frictions des années 1930 ne sauraient occulter que Condorcet reste un lieu d’intégration en 1939. Il ne semble pas en effet que la situation ait autant dégénéré rue du Havre que rue d’Amsterdam. C’est la conclusion que tire Roger Perelman, lui-même juif immigré de Pologne, élève au grand lycée entre 1938 et 1941 : « À aucun moment, chez mes professeurs et condisciples, je n’ai ressenti la moindre trace d’antisémitisme. » On notera, du reste, que dans les années 1930, la judéité des élèves présumés juifs, qu’ils soient français ou immigrés, est extrêmement floue : beaucoup n’ont reçu aucune éducation religieuse ; la plupart vivent dans des familles où l’on ne va que très rarement à la synagogue. Tous aspirent à se maintenir ou à s’intégrer par le diplôme dans la bourgeoisie française, selon un modèle mis au point à Condorcet quatre-vingts ans plus tôt. C’est précisément cette intégration que vont chercher à empêcher Vichy et les nazis à partir de l’automne 1940.
L’aryanisation du corps enseignant
Dès les derniers mois de 1940 se décide et s’exécute l’exclusion des enseignants juifs : cette décision purement française confirme l’antisémitisme viscéral de Vichy. Rappelons que les antisémites, Pétain au premier chef, considéraient les juifs comme des corrupteurs de la jeunesse et de « l’âme française » et jugeaient, par conséquent, leur présence dans l’enseignement intolérable. Pourtant, cette présence était fort modeste : les juifs représentaient 0,8 % de l’ensemble des professeurs du secondaire et 2,4 % des enseignants du supérieur [13]. Vichy n’en promulgua pas moins un « statut des juifs » en octobre 1940, qui recréa une définition légale du juif (disparue en France en 1791) et interdit aux juifs les carrières de la fonction publique, l’enseignement notamment.
Courant octobre, le proviseur André Leroy, sur consigne du recteur, demande à l’ensemble des professeurs : « l’article 1er de la loi du 3 octobre 1940 vous concerne-t-il ? » Chaque enseignant doit produire une réponse signée, sous pli fermé, avant le 13 novembre.
C’est donc mi-novembre que le proviseur Leroy adresse au recteur la liste des professeurs juifs du lycée Condorcet [14]. Ceux-ci sont dans un premier temps au nombre de quatre, total le plus élevé de France pour un lycée : il s’agit de Jean-Michel Atlan, professeur de philosophie, de Jean Balibar, professeur de mathématiques, d’André Pick, professeur de physique, de Fortunato Nahon, répétiteur licencié d’espagnol.
Le proviseur plaide auprès du rectorat la cause de Fortunato Nahon (au lycée depuis sept ans) en écrivant à son sujet : « Fonctionnaire de grande valeur, extrêmement dévoué et actif, qui a toujours rempli ses fonctions avec le plus grand zèle ; a rendu de grands services en remplaçant avec beaucoup d’autorité des surveillants généraux ; du point de vue professionnel, est un excellent collaborateur [15]. » Peine perdue : la loi s’applique dans toute sa rigueur à Fortunato Nahon comme aux autres juifs déclarés. On se bornera à rappeler ici que les « relèvements de déchéance » (expression vichyste) furent rarissimes et concernèrent essentiellement des enseignants du supérieur, « pour services exceptionnels » ; né au Maroc espagnol, naturalisé français à l’âge de 21 ans, simple licencié ès lettres, Fortunato Nahon n’avait aucune chance d’émouvoir les autorités de Vichy.
Le 18 février 1941, un cinquième nom est rajouté dans un rapport au recteur [16]. Henri Dreyfus Le Foyer est, depuis 1935, le professeur de philosophie de la khâgne de Condorcet. Né en 1896, il appartient à la grande bourgeoisie juive parisienne. Normalien de la rue d’Ulm, cacique d’agrégation, interne en psychiatrie, Dreyfus Le Foyer était, selon René Rémond qui fut son élève, un enseignant « très intéressé par la Gestalttheorie » et un « bon coach », qui avait repéré les dons philosophiques exceptionnels de Marc Lévi-Soriano tout en étant « proche » et « chaleureux » avec ses autres élèves [17].
Replié à Lyon à l’automne 1940, Henri Dreyfus Le Foyer est révoqué comme ses collègues restés à Paris. À partir de novembre 1942, il se cache dans différents endroits de la zone Sud avant de devenir, à la fin de l’Occupation, médecin du maquis de Valgodemar, dans les Hautes-Alpes. Dès octobre 1940, il a été remplacé à Condorcet par Ferdinand Alquié, auquel succède, à la rentrée de 1941, un jeune normalien rentré de Stalag au printemps précédent, Jean-Paul Sartre. Depuis 1997, une polémique fait rage sur les implications morales de cette acceptation [18]. À l’évidence, Sartre ne pouvait ignorer qu’il bénéficiait d’un effet d’aubaine : ses collègues qui avaient connu Dreyfus Le Foyer, et notamment son collègue d’histoire, Maurice Crouzet, fervent antimunichois et courageux antipétainiste, n’avaient aucune raison de garder le silence.
Les professeurs juifs présents au lycée à l’automne 1940 doivent faire leur dernière classe, comme tous les révoqués de Vichy, le 18 décembre 1940. Un de nos enquêtés se souvient encore du dernier cours de mathématiques de Jean Balibar devant ses élèves de Première A’. « Il nous a dit qu’il ne serait plus là à la rentrée des vacances de Noël ; il ne nous a rien dit d’autre ; mais nous avions parfaitement compris ; nous savions [19]. » Un de ses élèves de Seconde A’’‚ note dans son journal à la date du 18 décembre 1940 : « Cafard : prof de maths si chic, si sympa, si jeune, part : messieurs, demain matin, je ne ferai plus partie du corps enseignant. Étranger : Balibar. Quel dommage [20] ! » On observera que cet élève plein de compassion se trompait sur le motif exact de la révocation.
Rappelons ce qu’était cette révocation : une injustice absolue tandis que les manifestations de solidarité autour des exclus demeuraient rares. Face aux mesures antisémites de l’automne 1940, la société française (corps enseignant compris) resta silencieuse : à cette date, les juifs servaient à beaucoup de commodes boucs émissaires pour expliquer le désastre. Le révoqué se retrouvait seul, sa carrière brisée net, ses compétences démonétisées, sans aucune perspective professionnelle et avec la promesse à terme de sérieuses difficultés financières. La carrière de Jean Balibar, brutalement interrompue, était jusque-là le rêve de tous les parents de la Troisième République. Fils d’une couturière et d’un mécanicien-dentiste qui avait fui l’Ukraine des pogroms, Jean Balibar avait été reçu à l’École normale supérieure en 1935 puis à l’agrégation de mathématiques en 1938 ; mobilisé en 1939-1940, il venait d’être nommé à Condorcet, son premier poste. Révoqué, il passa en zone non occupée où il survécut en enseignant dans des établissements privés [21].
Révoqué lui aussi, Jean-Michel Atlan était en 1940 un tout jeune professeur de philosophie. Né dans la bourgeoisie juive de Constantine en 1913, arrivé à Paris en 1930, il avait poursuivi des études de philosophie en Sorbonne tout en militant à l’extrême gauche trotskiste et anticolonialiste. Il fut nommé à Condorcet en 1938. Son exclusion de l’enseignement changea totalement le cours de sa carrière. S’initiant seul à la peinture, il devint l’un des plus grands peintres français de sa génération. Arrêté pour « actes de terrorisme » le 9 juin 1942 et enfermé à la prison de la Santé, il eut l’inspiration de se faire passer pour fou à l’hiver 1942-1943 et fut alors transféré à Sainte-Anne. Sorti d’hôpital en août 1944, Atlan exposa pour la première fois à l’automne suivant, obtint la consécration en 1947 à la galerie Maeght et participa en 1948 à la formation du célèbre groupe CoBrA. Emporté par un cancer foudroyant en 1960, Atlan est aujourd’hui exposé dans les plus grands musées d’art moderne et ses œuvres ont fait l’objet d’une rétrospective à Beaubourg en 1980.
Le sort des élèves juifs
Le premier phénomène notable est la raréfaction des élèves juifs. Il est très difficile d’apporter des données chiffrées sur l’évolution de la population juive du lycée, la Troisième République s’abstenant d’enquêter sur les origines ou la religion des élèves. Nous ne pouvons formuler d’hypothèses qu’à partir des patronymes pour 1938-1939 (10 % à 12 % semble être un strict minimum, soit 250 à 300 élèves puisque le lycée de l’époque compte 2 600 élèves, 1 400 au grand Condorcet, 1 200 au petit). On sait par ailleurs avec certitude que 27 élèves juifs portent l’étoile au lycée en avril 1943 [22] ; entre ces deux dates, les effectifs d’élèves juifs ont donc diminué de 90 %.
Cette hémorragie semble avoir été continue, de 1940 à 1944, avec deux périodes où les départs sont particulièrement nombreux, l’été 1940 et l’été 1942. La rentrée 1940, rappelons-le, succédait à une année scolaire incroyablement perturbée puisque 50 % des élèves du lycée avaient passé l’année 1939-1940 en banlieue ou en province et que la plupart de ces élèves avaient connu la débâcle et l’exode de mai-juin 1940. « Ce qui m’a frappé, dit un de mes enquêtés, c’est que, à mon retour de Saint-Brieuc, en octobre 1940, je n’ai pas retrouvé mes camarades israélites » ; un autre témoin, jusque-là élève du lycée Voltaire, s’est dit frappé par le faible nombre de juifs à Condorcet à la rentrée de 1940 [23]. Le célèbre auteur de Shoah, Claude Lanzmann, élève de Quatrième au petit Condorcet en 1938-1939, disparaît ensuite des listes. Après examen attentif des registres, on peut estimer à 40 % la baisse de la rentrée 1940 : un certain nombre de familles juives ne sont pas rentrées à Paris après l’exode ; du reste, les autorités allemandes leur interdisent le retour à partir du 27 septembre ; au moment des premières mesures antijuives d’octobre 1940, entre cent soixante et cent quatre-vingts élèves se seraient donc trouvés au lycée.
Registres et fiches d’élèves révèlent ensuite des départs plus ponctuels qui s’échelonnent du printemps 1941 à juin 1942. Ainsi, Serge Gainsbourg quitte le lycée à l’été 1941 et n’y revient qu’à l’automne 1944. Il s’agit sans doute le plus souvent de familles qui quittent Paris après une aryanisation, c’est-à-dire une spoliation. Mais la disparition de certains élèves juifs étrangers a pu aussi résulter d’un internement administratif ordonné par Vichy. Roger Perelman est élève de Maths sup’ lorsqu’il est convoqué au commissariat de l’Opéra, le 14 mai 1941 : il est immédiatement interné au camp de Pithiviers, avant d’être affecté à une ferme d’Oinpuis. Il s’en évade, passe en zone Sud, mais tombe entre les mains de la Gestapo en octobre 1943.
À l’été 1942, les départs se font massifs : près de la moitié des élèves juifs présents début juillet ne font pas la rentrée d’octobre. Jouent ici la radicalisation allemande du printemps, l’ordonnance sur le port de l’étoile, le choc qu’ont suscité les grandes rafles de juillet. Il est clair que beaucoup d’élèves juifs ont cherché à gagner la zone Sud pendant les vacances scolaires et que certains ont déjà été arrêtés (quatre élèves du grand Condorcet sont déportés entre août et novembre 1942).
En avril 1943, l’administration du lycée dénombre vingt-sept élèves juifs, soit dix-sept élèves au grand Condorcet et dix élèves au petit. Ce comptage s’inscrit dans une enquête générale conduite à l’instigation du recteur, qui répond lui-même à une demande expresse du Commissariat général aux questions juives. La statistique dressée alors au rectorat nous apprend que, malgré la baisse très nette des années précédentes, Condorcet possède encore le troisième effectif d’élèves juifs dans un lycée de garçons, derrière Voltaire et Rollin.
L’hémorragie se poursuit cependant jusque dans les dernières semaines de l’Occupation. En 1943-1944, la population juive de Condorcet devient littéralement vestigiale : d’après nos recoupements, on ne trouve plus au grand lycée, en décembre 1943, que neuf élèves fichés comme juifs ; et ils ne seraient plus que quatre en juin 1944. On peut donc conclure que, lorsque la Wehrmacht aux abois imagine transformer Condorcet en centre d’hébergement de combattants en partance pour le front de Normandie (en raison de la proximité de la gare Saint-Lazare), le vieux lycée de Proust et de Bergson est devenu de fait « judenrein » (« purifié des juifs »).
À la différence de ce qui se passe pour les professeurs en Algérie, les autorités n’ont cependant pas mené de politique officielle d’exclusion des lycéens juifs en France métropolitaine. Paradoxalement, à partir de l’été 1942, les juifs parisiens marqués de l’étoile, condamnés au ghetto (les théâtres, les cinémas, les cafés, les bibliothèques, les jardins publics leur sont désormais interdits), soumis aux plus grands périls, sont encore autorisés à envoyer leurs enfants au lycée.
Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation nationale de Vichy en 1941-1942, semble avoir tenu bon sur ce point, contre les pressions en sens inverse des autorités allemandes. Dans ses mémoires, il affirme avoir fourni aux Allemands en 1941 une statistique biaisée, le biais résidant, dit-il, dans l’oubli volontaire des effectifs d’élèves juifs de Condorcet, Janson et Charlemagne pour que les lycéens juifs paraissent peu nombreux et que les Allemands abandonnent leur projet d’exclusion [24]. Le très collaborationniste Abel Bonnard, qui lui succède en avril 1942, souhaitait exclure les lycéens juifs mais se rendit sans doute compte qu’il était inutile de prendre une mesure de droit puisque l’élimination se produisait en fait d’elle-même.
Le statu quo juridique est effectivement constatable à Condorcet : jusqu’à la fin de l’Occupation, des juifs reçoivent tableau d’honneur et félicitations, passent le baccalauréat, apparaissent dans les palmarès (sur les quarante-trois prix d’excellence attribués au petit lycée en 1941, treize soit 30 % vont à des élèves présumés juifs). Le 29 juillet 1941, Gérard Krivine, élève de Sixième A2, note dans son journal : « distribution des prix ; j’ai le prix d’excellence avec un ruban tricolore ; je suis très, très content » ; et, le 12 juillet 1942, le même élève partage le prix d’excellence en Cinquième A2 avec un autre élève israélite, Guttman Kosierowski. Les juifs ne sont pas non plus exclus du concours général : en juin 1942, un élève de Première A1 porteur de l’étoile jaune, Jean-Claude Herz, lui-même constamment prix d’excellence depuis son entrée au lycée en 1936, y remporte le troisième prix de version latine [25].
Un tournant est atteint lorsque les juifs doivent porter l’étoile jaune. On le sait, l’ordonnance allemande du 29 mai 1942 impose le port de l’étoile jaune à tous les juifs de zone occupée âgés de plus de 6 ans à compter du 7 juin 1942. L’objectif des nazis est, en rendant les juifs immédiatement repérables, de focaliser sur eux l’hostilité des populations. Il est aussi, dans la perspective des grandes rafles à venir, de les marquer physiquement pour leur interdire toute échappatoire. Cette ordonnance s’applique bien évidemment aux lycéens : à partir du 7 juin 1942, les élèves juifs de Condorcet arrivent tous les matins à la porte de la rue du Havre (ou à celle de la rue d’Amsterdam) avec une étoile jaune cousue sur la poitrine.
Comme celle de beaucoup de Français, la réaction des autres élèves mêla incrédulité (devant la violence symbolique de la mesure : « on se demandait comment de telles choses pouvaient être possibles », dit un témoin) et sympathie (juin 1942 marque un tournant dans l’attitude de la plupart des Français vis-à-vis des juifs : jusque-là, on était au mieux passif face à la déferlante antisémite ; désormais, la plupart des Français la condamnent plus ou moins ouvertement).
Jean-Claude Herz qui, élève de Première A1, porta l’étoile jaune à Condorcet en juin-juillet 1942, se souvient que le lundi 8 juin, premier jour ouvrable d’application de l’ordonnance, certains élèves non juifs de sa classe portèrent une étoile jaune de fantaisie avec la mention « zazou » : ce mouvement de sympathie ne s’arrêta que sur l’intervention du proviseur [26] . Par la suite, la réaction la plus fréquente au grand Condorcet fut de faire semblant de ne pas voir l’étoile (Jean-Claude Herz pense que c’est la raison même de son « absence de souvenirs »). Pierre Daub, autre élève israélite de Première A1, cachait délibérément son étoile dans la cour et les couloirs du lycée en utilisant son porte-document mais pense n’y avoir jamais été traité de « sale juif », ni avant ni pendant la guerre [27]. Plusieurs témoins soulignent que, lorsqu’un groupe d’élèves incluant un juif prenait le métro entre juin 1942 et l’été 1944, tous montaient sans rien dire dans la dernière voiture, la seule où les juifs avaient désormais le droit de s’installer.
Le petit frère de Jean-Claude Herz, Bertrand, élève de Cinquième A7 en juin 1942, relate :
« Souvenirs sûrs : lorsque j’arrive la première fois avec l’étoile au petit lycée Condorcet, je ne perçois aucune réaction hostile, mais plutôt de l’étonnement et de la sympathie ; en tout cas, immédiatement, un ou des camarades me disent : tu vas avoir deux gardes du corps si on t’insulte ; je me vois effectivement descendre la rue d’Amsterdam jusqu’à la gare Saint-Lazare avec mes deux gardes du corps ; je ne me rappelle pas si cela a duré longtemps ; apparemment, personne ne m’a jamais insulté ; dans ma classe, j’avais par ailleurs remarqué une deuxième étoile, il s’appelait Worms. Un jour, je ne me rappelle pas la date exacte, quelques-uns de mes camarades se fabriquent des étoiles en papier jaune portant la mention “potache”, descendent avec moi la rue d’Amsterdam, parcourent la salle des pas perdus, toujours avec moi et ma véritable étoile, jusqu’à ce que des adultes les avertissent des dangers de telles manifestations ; les étoiles de papier disparaissent alors.
Souvenirs peut-être déformés : en juin ou juillet 1942, est-ce la distribution des prix, l’appel des félicités du conseil de discipline, je ne peux le confirmer, dans une salle où sont réunis parents et élèves, on appelle : Herz, Kosierowski et Krivine ; les trois élèves cités, tous porteurs de l’étoile, montent sur l’estrade ; je me rappelle des applaudissements particulièrement nourris. »
L’un des trois élèves que mentionne Bertrand Herz dans ses souvenirs est Gérard Krivine. Élève de Sixième puis de Cinquième au petit Condorcet (1940-1942), il nous a lui aussi adressé ses souvenirs :
« L’antisémitisme n’était pas totalement absent parmi les élèves. Dans l’escalier montant à la salle de gymnastique, un élève m’a traité de sale juif. Par réflexe, je lui ai envoyé un coup de poing. Les autres sont venus à mon secours et j’ai entendu dire avec indignation que j’avais été attaqué par jalousie car les juifs étaient les meilleurs élèves de la classe. Je faisais quand même attention à quelques élèves dont les parents étaient collabos. Mais d’autres que moi ne se gênaient pas pour écrire “Vive de Gaulle” sur leur table. »
Deux de ses frères, Jean-Michel et Roland, respectivement âgés de 10 et de 7 ans en juin 1942, doivent eux aussi porter l’étoile lorsqu’ils vont de l’appartement familial de la rue Taitbout au petit lycée de la rue d’Amsterdam : Roland, alors élève de Dixième, se souvient que le port de l’étoile attire un jour sur lui la compassion d’une passante qui court lui acheter un bonbon dans une boulangerie, mais que la même étoile lui a également valu d’entendre quelques « sale juif » lors de bagarres dans la cour de récréation.
Ces témoignages permettent de proposer une interprétation de l’attitude des élèves non juifs. Il est clair que les quelques porteurs d’étoiles « zazoues » et « potaches » ont cherché à dédramatiser, par un humour carnavalesque, un marquage qui leur paraissait absurde et odieux. La plupart des autres élèves, dont beaucoup doivent appartenir à des familles pétainistes, éventuellement antisémites, sont choqués par un signe distinctif qu’ils jugent attentatoire à une règle non écrite du système scolaire français, l’égalité des élèves entre eux (les seules distinctions légitimes ne pouvant être fondées que sur les résultats scolaires). Enfin, les « gardes du corps » de Bertrand Herz montrent bien que certains élèves ont d’emblée perçu que leurs camarades juifs étaient désormais physiquement fragilisés : l’emporte ici une conception très instinctive et très horizontale de la camaraderie. Quant à ceux qui se permettent d’insulter leurs camarades porteurs d’étoile, ce sont essentiellement des élèves des petites classes du petit lycée : ils peuvent exprimer l’antisémitisme familial, ou une jalousie plus personnelle (comme dans le cas rapporté par Gérard Krivine) ; ils semblent en général s’abandonner aux ardeurs bagarreuses de la récréation plus qu’aux passions idéologiques de l’époque. Au grand lycée, un comportement analogue serait considéré comme peu digne, y compris par la quarantaine d’élèves « jeunes du Maréchal ». Globalement, on le voit, les choses ont assez peu changé depuis les années 1930, voire les dernières décennies du 19e siècle : avant comme pendant l’Occupation, les incidents se produisent plus facilement chez les petits (qui s’empoignent) que chez les grands (qui ont appris à se tenir).
Jean-Claude Herz nous a confié une chose apparemment étrange : il avait moins peur en juin-juillet 1942 au Vésinet et à Paris que, quelques mois plus tard, réfugié à Toulouse. Son explication est la suivante : à Paris, sa famille avait joué le jeu de la légalité (elle s’était fait recenser et respectait les ordonnances). Lui-même était inconscient du danger, pour partie en raison de la confiance qui l’unissait à des « parents aimants et responsables », pour partie sous l’effet d’une passion pour l’astronomie, qui l’amenait à accorder plus d’importance aux états du ciel qu’aux événements historiques. Lorsqu’un jour, rue du Havre, un militaire allemand regarde son étoile et lui demande le chemin de l’Opéra, il n’éprouve, dit-il, « aucune émotion particulière [28] ». À Toulouse, sa famille ne se disait plus juive et cette dissimulation entraînait une sourde angoisse.
Gérard et Jean-Michel Krivine, qui se sont eux aussi réfugiés à Toulouse en août 1943 (Gérard chez un oncle maternel, Albert Lautman, Jean-Michel chez un oncle paternel, Henri Krivine), ont plutôt le sentiment inverse : ayant passé à Paris l’année scolaire 1942-1943, ils avaient, il est vrai, subi l’avalanche des mesures discriminatoires imposées cette année-là aux juifs parisiens. L’une des plus douloureusement ressenties avait été l’interdiction d’entrer dans les jardins publics, y compris le square de la Trinité, où ils avaient l’habitude de promener le landau de leurs petits frères, Alain et Hubert, jumeaux nés en juillet 1941 [29].
Des réactions des professeurs au port de l’étoile, on ne connaît que celle de Charles-André Julien, par le témoignage qu’a adressé au journal Le Monde au moment de sa mort un de ses anciens élèves, Jean Roussel, et celle de Jean-Paul Sartre, qui fait un retour sur lui-même dans son essai de 1946 sur l’antisémitisme.
Charles-André Julien, né en 1891 et agrégé d’histoire, grand spécialiste du Maghreb, communiste au début des années 1920, était devenu un militant socialiste de la cause anticoloniale. En 1936, Léon Blum l’avait nommé secrétaire général du Haut Comité méditerranéen, organisme qui, à Matignon, supervisait les questions d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pour cette raison, Vichy le tenait en particulière suspicion et le mutait tous les ans. En 1941-1942, Charles-André Julien atterrit au petit lycée Condorcet où on lui confie deux classes de Quatrième et trois classes de Cinquième. Le matin du 8 juin 1942, lorsque ses élèves juifs de Cinquième A8 (Süss et Tenenbaum) entrent en classe portant l’étoile, il décide de leur manifester sa solidarité. « Le silence des débuts de séance fut plus long que d’habitude et comme solennel. Notre professeur, sans un mot, le visage bouleversé, traversa la salle, s’avança vers les enfants à l’étoile jaune et leur serra la main. Revenu à son bureau, il commença son cours. J’ai eu beaucoup de professeurs remarquables au lycée Condorcet mais l’attitude de Charles-André Julien se détache singulièrement dans ma mémoire [30]. » Les élèves de Julien sont d’autant plus marqués par cette poignée de main que celle-ci ne faisait pas du tout partie de l’ordinaire des relations entre élèves et professeurs. Le geste signifiait tout à la fois la sympathie (je suis de votre côté), l’égalité (vous n’êtes pas des sous-hommes), la transgression (je me moque bien de ce que pensent les autorités).
Quant à la réaction de Jean-Paul Sartre, professeur de khâgne à Condorcet depuis la rentrée 1941, elle nourrit ce passage des Réflexions sur la question juive :
« Certaines personnes bien intentionnées ayant entrepris de tirer des coups de chapeau aux Juifs qu’elles rencontraient, ceux-ci ont déclaré que ces saluts leur étaient pénibles. Sous les regards appuyés, brillants de compassion, qui les accompagnaient, ils se sentaient devenir des objets. Aussi les âmes les plus fortes préféraient encore le geste de haine au geste charitable, parce que la haine est une passion et qu’elle semble moins libre ; au lieu que la charité se fait de haut en bas. Tout cela, nous l’avons si bien compris que, pour finir, nous détournions les yeux lorsque nous rencontrions un Juif porteur d’étoile. Nous étions mal à l’aise, gênés par notre propre regard qui, s’il se posait sur lui, le constituait comme Juif, en dépit de lui, en dépit de nous ; la ressource suprême de la sympathie, de l’amitié, c’était ici de paraître ignorer : car, quelque effort que nous tentions pour atteindre la personne, c’était le Juif que nous devions rencontrer nécessairement [31]. »
Sartre donne ici l’impression de prendre le contre-pied de Julien, qu’il accuse de lourdeur, quitte à pécher lui-même par légèreté. En effet, pour justifier sa propre stratégie d’évitement, il assène cette contre-vérité un peu consternante : les juifs, sous l’Occupation, auraient préféré les gestes de haine aux gestes d’amitié. Du reste, il n’est pas certain que les élèves juifs du lycée aient perçu de la même façon le détournement du regard chez leurs camarades et chez leurs professeurs : de la part d’un autre élève, la cécité volontaire cherchait avant tout à signifier le maintien du statu quo et de l’égalité ; de la part d’un adulte en situation d’autorité, elle pouvait être signe d’indifférence au sens négatif de ce mot ou, pis, de lâcheté. Autrement dit, Julien a donné à ses élèves une leçon muette (et littéralement inoubliable) d’histoire immédiate tandis que Sartre nous semble avoir laissé passer une bonne occasion de s’engager.
Comme Roger Perelman un an plus tôt, ni les Herz ni les Krivine ni Pierre Daub n’ont le souvenir d’une remarque antisémite de la part du corps enseignant. Au contraire, Jean-Claude Herz parle avec beaucoup de chaleur de son professeur de mathématiques de 1941-1942, André Benoît, qu’il qualifie d’« adorable », et de son « excellent professeur » de français, latin, grec, Daniel Gallois, qui, quelques semaines plus tard, lorsqu’il passe en zone non occupée à Toulouse, lui donne l’adresse de son camarade Albert Lautman [32]. Pour Jean-Claude Herz, au printemps 1942, le corps enseignant du grand Condorcet donnait l’impression d’avoir « pris ses distances à l’égard de Vichy ». Élève au petit Condorcet, Bertrand Herz se souvient du jour où son professeur d’histoire de Sixième ou de Cinquième, M. Lecomte, parla « des invasions barbares du 5e siècle en faisant des allusions détournées mais parfaitement claires à une autre invasion plus récente » et fut « applaudi par les élèves ». De leur côté, les Krivine ne se souviennent pas d’un enseignant déplaisant rue d’Amsterdam.
Nul ne sait quelle fut la réaction intime du proviseur, André Leroy (Jean-Claude Herz ne se souvient que de son intervention à propos des « étoiles zazoues »). Il ressort de la lecture des registres de classe que les appréciations qu’il porte sur les élèves juifs sous l’Occupation ne sont pas différentes de celles qu’il aurait pu porter sur eux avant guerre et qu’elles restent souvent extrêmement élogieuses [33].
La dernière étape de la persécution fut la déportation. Il est quasiment impossible d’établir une liste complète des élèves juifs de Condorcet victimes du génocide hitlérien : trop nombreux sont ceux qui ont quitté l’établissement sans qu’on en connaisse la raison entre 1939 et 1942. En attendant les résultats d’une recherche plus ample, il nous a paru possible de commencer par la liste des élèves ayant porté l’étoile jaune à Condorcet en isolant, dans le fichier des anciens élèves, les fiches portant la mention « israélite » (mention ajoutée par l’administration, selon toute vraisemblance, en 1942) – soit un ensemble de vingt-neuf noms par la suite confrontés aux listes établies par Serge Klarsfeld [34].
On peut considérer qu’au moins quatorze élèves de Condorcet ont été arrêtés par les nazis ou leurs complices français. Il s’agit de Roger Perelman, Vidal Chapira, Jacques Taszlicki, Jacques Reinach, Jules Aron, Charles Varsano, Hugues Steiner, Jean Krell, Jean Navarro, Étienne Fransès, Jacques Yeni, Claude Goldstein, Pierre Weill et Bertrand Herz.
Les arrestations se sont étalées entre le 14 mai 1941 (première arrestation de Roger Perelman au commissariat de l’Opéra) et le 5 juillet 1944 (arrestation de Bertrand Herz par la Gestapo de Toulouse). Roger Perelman a été arrêté deux fois : d’abord à Paris, ensuite, à Nice par la Gestapo en octobre 1943, qui l’a envoyé à Drancy d’où il a été très vite déporté à Auschwitz [35]. L’autre arrestation de 1941 est celle de Vidal Chapira [36], victime, comme son père, professeur, de la célèbre « rafle des notables juifs » du 12 décembre 1941, où sept cent quarante-trois personnes furent arrêtées, essentiellement dans les beaux quartiers (les Chapira habitaient rue du Boccador, juste à côté du Théâtre des Champs-Élysées). Le proviseur a immédiatement signalé l’internement de Chapira à ses supérieurs hiérarchiques, sans résultats. Le 21 avril 1942, André Leroy écrit au recteur : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que le jeune Chapira Vidal, élève de Première B, et dont je vous avais signalé l’internement comme israélite au camp de Compiègne, vient d’être libéré comme gravement atteint de tuberculose et qu’il se trouve mourant à l’hôpital Broussais [37]. » Il y meurt effectivement quelques jours plus tard.
À partir de l’été 1942, les arrestations se multiplient : cinq élèves sont arrêtés entre le mois de juin et l’automne 1942 et internés à Drancy d’où quatre sont déportés à Auschwitz par les convois n° 15 (Jacques Taszlicki, 5 août 1942 [38], n° 36 (Jacques Reinach, 23 septembre 1942 [39]), n° 38 (Jules Aron, 28 septembre 1942 [40]) et n° 44 (Charles Varsano, 9 novembre 1942 [41]). Le cinquième, Hugues Steiner, arrêté en juin 1942, fait partie du convoi n° 53 du 25 mars 1943, qui prend la direction de Sobibor : Hugues Steiner a le courage de s’en évader entre Darmstadt et Francfort, est repris et envoyé à Auschwitz [42]. L’année 1943 voit trois autres déportations à Auschwitz : celles de Jean Krell [43] et Jean Navarro [44], tous les deux par le convoi n° 59 du 2 septembre 1943, celle de Roger Perelman par le convoi n° 61 du 28 octobre 1943. Étienne Fransès, qui a quitté précipitamment le lycée (et sans doute Paris) au début de l’année 1942, est vraisemblablement tombé entre les mains des nazis à la fin de 1943 : il est déporté à Auschwitz par le convoi n° 66 du 20 janvier 1944 [45]. Le rythme des arrestations ne ralentit pas en 1944 : Jacques Yeni et ses parents sont victimes du zèle de la Milice, le 21 janvier [46], Claude Goldstein est arrêté avec six membres de sa famille, le 10 mars [47], Pierre Weill est pris dans une rafle du métro le 30 avril [48], et Bertrand Herz est interpellé par la Gestapo avec ses parents et sa sœur le 5 juillet à Toulouse [49]. Jacques Yeni et Claude Goldstein sont internés à Drancy, puis déportés à Auschwitz (le premier, par le convoi n° 67, du 3 février 1944 ; le second, par le convoi n° 70, du 27 mars 1944). Pierre Weill est fusillé par la Gestapo (à une date inconnue, dans les dernières semaines de l’Occupation). Bertrand Herz, d’abord enfermé à la caserne Caffarelli de Toulouse, est déporté à Buchenwald par le convoi n° 81 du 30 juillet 1944.
Des quatorze élèves arrêtés, seuls trois ont survécu : Hugues Steiner, Roger Perelman et Bertrand Herz. Il est très vraisemblable que Jacques Taszlicki, Jules Aron, Charles Varsano, Jean Krell, Jean Navarro, Jacques Yeni et Claude Goldstein ont été gazés dès leur arrivée à Birkenau. Les conditions de la survie d’Hugues Steiner, porteur à Auschwitz du matricule 119620, sont inconnues : on doit seulement signaler que neuf cent soixante-douze de ses neuf cent quatre-vingt-sept compagnons de convoi qui ne se sont pas évadés ont été gazés dès leur arrivée à Sobibor et qu’Hugues Steiner, âgé d’à peine 16 ans et demi à son arrivée au camp, a tenu bon pendant près de vingt-deux mois à Auschwitz. Quant à Roger Perelman, porteur du matricule 159776, il a survécu à l’un des pires commandos d’Auschwitz-Monowitz, celui des mineurs de Janina, ainsi qu’aux terribles marches d’évacuation de janvier 1945 et à deux tentatives d’assassinat par balle [50]. Au prix d’une longue odyssée à travers toute l’Europe centrale, il regagne la France et entame des études de médecine qui feront de lui l’un des plus grands pédiatres français. Outre Hugues Steiner et Roger Perelman, deux élèves de Condorcet n’ont pas été gazés dès leur arrivée à Auschwitz : d’après les listes du Livre des décès à Auschwitz [51], Jacques Reinach meurt le 3 décembre 1942, soit neuf semaines après son entrée dans le camp. De même, les documents conservés au musée d’Auschwitz prouvent qu’Étienne Fransès est entré à Auschwitz à la fin du mois de janvier 1944, porteur du matricule 172681, et qu’il a séjourné à l’infirmerie d’Auschwitz III Monowitz du 14 au 29 mars 1944 avant d’être sélectionné pour la chambre à gaz de Birkenau le 21 avril 1944 [52]. Quant à Bertrand Herz, âgé seulement de 14 ans au moment de sa déportation, il doit d’avoir survécu à une conjonction de facteurs, dont le principal est sans doute la date très tardive de son arrestation. Ce hasard le hante encore aujourd’hui, si l’on en juge par le texte très dense qui ouvre ses mémoires familiaux :
« Je suis un miraculé. Je suis un miraculé, comme tous ceux qui sont revenus des camps de concentration nazis. J’aurais dû, comme la quasi-totalité des Juifs arrêtés, être déporté à Auschwitz, et gazé comme les enfants de mon âge, mais je n’ai pas connu Auschwitz. […] J’ai le sentiment d’avoir eu la chance d’être un enfant‚ au milieu d’adultes, et probablement protégé par eux. Protégé certainement par mon père, un homme d’un courage et d’un optimisme admirables, qui n’a cessé de veiller sur moi jusqu’à la fin, malgré son épuisement physique. »
Ce bilan appelle trois commentaires. Premièrement, les juifs étrangers paient un tribut particulièrement lourd : sur sept juifs étrangers, cinq ont été déportés et quatre ne sont pas revenus (un Russe, Taszlicki, un Roumain, Aron, un Grec, Varsano, un Palestinien, Yeni), deux seulement ont échappé à la déportation et aucun des deux n’a poursuivi sa scolarité au lycée jusqu’à la Libération (le Hongrois Ladislas Kohn, ami et rival en Seconde et en Première de Jacques Yeni, se cache à partir de l’été 1942 ; l’Autrichien Édouard Wessely quitte le lycée fin décembre 1943 et n’y revient qu’en octobre 1944 [53]). Par comparaison, le pourcentage de juifs français qui échappent à la déportation est de l’ordre des deux tiers. Les raisons de cette dissymétrie sont bien connues : les juifs français, mieux intégrés, se fondent plus facilement dans la masse ; ils bénéficient plus facilement d’une aide ou d’un abri ; enfin, Vichy a mené une politique un peu moins criminelle à leur égard. On notera la tragédie particulière de Jacques Yeni, qui a vécu l’histoire à l’envers : les tribulations de sa famille ont voulu qu’il naisse à Haïfa, dans ce qui est aujourd’hui Israël, et qu’il meure à Auschwitz [54].
Deuxièmement, la scolarisation à Condorcet nous semble paradoxalement avoir joué un rôle plutôt négatif (qui se traduit par un taux d’arrestation assez élevé, de l’ordre de 50 %, le double du taux moyen d’arrestation en France, l’équivalent du taux moyen à Paris). En laissant croire aux familles que leurs enfants pouvaient continuer à faire de solides études au centre de Paris, la scolarisation à Condorcet a sans doute retardé leur fuite ; elle s’est traduite par des déplacements quotidiens de porteurs de l’étoile jaune dans un quartier infesté de gestapistes et de miliciens. Le cas de Jacques Yeni est particulièrement emblématique : sa famille vivait dans les années 1930 à Royan où elle aurait sans doute pu se cacher assez facilement et c’est pour les études de Jacques qu’elle est venue s’installer à Paris à l’automne de 1940 [55].
Troisièmement, après la Libération, le lycée ne s’est – comme l’ensemble de la société française – guère soucié de ses victimes juives. La plupart des noms que j’ai exhumés des archives ne figurent pas sur le monument aux morts du parloir (et le nom de Pierre Weill y est estropié) de même qu’y sont curieusement oubliés deux anciens élèves célèbres assassinés par la Milice en raison même de leurs origines, Victor Basch et Georges Mandel [56].
L’aveuglement, le naufrage et le souvenir
L’enseignement secondaire n’est pas un mauvais observatoire pour examiner les pressions contradictoires qui s’exercent sur les familles juives entre 1940 et 1944. Dans les années 1930, le lycée est au cœur des stratégies de reproduction ou de promotion d’un nombre important de familles, juives ou non juives : le secondaire est scolairement et socialement sélectif, mais il ouvre la plupart des portes de l’élite. Les juifs de France accordent traditionnellement beaucoup d’importance au lycée, dans la mesure où l’enseignement secondaire est une étape obligée dans l’accès aux professions libérales, espace social de prédilection des juifs émancipés un peu partout en Europe. En France, le lycée est aussi un moyen de parvenir à la fonction publique intellectuelle, c’est-à-dire aux carrières de l’enseignement secondaire et supérieur ou de la haute fonction publique, notamment par le biais des classes préparatoires aux grandes écoles : les familles israélites les mieux enracinées, souvent très républicaines, sont très attachées à ce modèle. Enfin, le lycée est aussi un lieu de socialisation des enfants des classes moyennes et supérieures : on s’y fait des camarades et des amis pour la vie, hors des strictes déterminations familiales ou confessionnelles. Bref, la préparation du baccalauréat est perçue comme une clé exceptionnellement importante pour l’avenir.
Ménager l’avenir, tel semble avoir été le mot d’ordre des familles juives dont les fils sont inscrits à Condorcet sous l’Occupation. L’enseignement secondaire étant un des terrains les moins concernés par la législation d’exception, le lycée est devenu à certains égards une valeur refuge. À Condorcet, de surcroît, l’attitude de l’administration et des professeurs est bienveillante, comme le manifeste le palmarès de 1941, le comportement des camarades non juifs est plutôt solidaire, comme le prouvent les étoiles « zazoues » et les « applaudissements particulièrement nourris » de juin-juillet 1942. Il est très vraisemblable qu’en a découlé un surinvestissement scolaire, qui explique en partie les très bons résultats des élèves juifs pendant toute l’Occupation. On sent d’ailleurs l’importance du maintien d’une scolarisation de type secondaire dans les lettres écrites de Toulouse par Jean-Michel Krivine à l’automne 1943 : le choix de se cacher dans cette grande ville de province présentait lui aussi l’avantage de ménager l’avenir.
J’ai sous les yeux la photo de la classe de Première A1, prise entre janvier et mai 1942 devant les colonnes de Brongniart, et elle veut dire encore l’intégration. Daub et Herz sont assis symétriquement au premier rang, les bras croisés. Rien ne les distingue de leurs camarades : même élégance bourgeoise, mêmes culottes de golf, même regard assuré. Herz est assis à côté de Blandin, un de ses voisins du Vésinet, fils d’ingénieur des mines et futur polytechnicien, avec qui il fait le voyage matin et soir. Daub est assis à côté d’un autre futur polytechnicien, Bignier, fils de banquier. La classe compte l’héritier d’une grande maison de Champagne (Heidsieck), des fils d’agents de change, beaucoup de fils d’ingénieurs, quelques fils de médecins, de magistrats et de professeurs. L’enfance des chefs, en quelque sorte. En même temps, l’atmosphère n’est pas guindée, les regards sont malicieux, on sent une camaraderie de bon aloi [57]. Le lycée n’a pas conservé la photo de classe de Première A’1, celle de Ladislas Kohn et de Jacques Yeni, mais il est probable qu’on y trouverait, avec des nuances sociologiques, des valeurs assez voisines : un des élèves de la classe, Hervé de Clermont-Tonnerre, n’est-il pas le descendant de celui qui formula l’assimilation à la française en disant en 1791 qu’il fallait « tout accorder aux juifs en tant qu’individus et tout leur refuser en tant que nation ? »
En fait, quand les photos sont prises, toute apparence d’intégration individuelle n’est déjà plus qu’une illusion. Depuis l’automne 1940, les lycéens juifs savent que la fonction publique leur est fermée. Depuis 1941, un quota de 3 % est imposé aux étudiants juifs dans l’enseignement supérieur : l’avenir universitaire et professionnel des lycéens juifs est singulièrement assombri. Aucune compensation n’est à espérer du côté des affaires, puisque l’aryanisation bat son plein. Mais tout cela compte peu à côté des dangers qui, dès le printemps 1942, menacent physiquement les juifs, en particulier à Paris. La sagesse conseille désormais de quitter la capitale, choix qu’opèrent un certain nombre d’élèves israélites à l’été 1942. Ceux qui restent sont ceux qui n’ont pas les moyens de fuir ou qui se pensent protégés : plusieurs paieront cet optimisme de leur vie, jusque dans les dernières semaines de l’Occupation. Trois des neuf élèves juifs encore présents au grand lycée début janvier 1944 (Yeni, Goldstein et Weill) ont été emportés dans le génocide.
Les deux dernières années de l’Occupation voient un naufrage à peu près complet. En fuite, les agents de change et les médecins israélites du parc Monceau. Remplacés, les commerçants juifs de la Chaussée-d’Antin et du boulevard Haussmann. Terrés dans leur arrière-cour et tremblant à chaque pas entendu dans l’escalier, les ouvriers en confection du quartier de la Bourse. Tout le franco-judaïsme auquel Condorcet avait contribué à donner forme et contenu depuis plus de quatre-vingts ans est désormais en loques. Il n’est pas jusqu’aux vieux camarades de Marcel Proust qui ne soient devenus des fugitifs et des parias : tandis qu’Henri Hauser se cache à Montpellier puis à Villeneuve-sur-Lot, les Allemands pillent sa maison de campagne d’Herblay et déménagent sa bibliothèque parisienne ; Léon Brunschvicg se terre à Aix-les-Bains et lorsqu’il meurt, le 18 janvier 1944, la presse observe sur sa disparition un silence à peu près total ; à l’automne 1943, deux des fils de Théodore Reinach, le conseiller d’État Julien Reinach et le compositeur de musique Léon Reinach, l’un et l’autre anciens élèves de Condorcet, sont internés à Drancy avec leur famille : Julien Reinach et sa femme Rita survivront à leur déportation à Bergen-Belsen ; mais le convoi n° 62 du 20 novembre 1943 a emporté vers Auschwitz et l’extermination Léon, sa femme Béatrice (sœur de Nissim de Camondo), ainsi que leurs enfants Bertrand et Fanny.
Au lycée, la stratégie de l’indifférence affectée, qui est celle de la plupart des professeurs et des élèves non juifs, montre bien évidemment ses limites. Certes, la camaraderie a tenu bon. Mais faire comme si la judéité n’existait pas lorsqu’elle fait courir les plus graves dangers à ceux qui en sont porteurs, c’est se condamner à l’impuissance. Les rapports trimestriels prouvent que, passé le printemps 1942, l’administration du lycée est incapable de tenir à jour une liste des élèves arrêtés. Il n’est pas exclu que certains élèves juifs aient été mis en relation avec des filières clandestines par leurs camarades de classe mais, le plus souvent, la fuite est organisée hors du lycée, à l’échelle familiale [58]. La mauvaise conscience de ceux qui n’ont rien fait, ou trop peu, s’exprimera dès la Libération dans les Réflexions sur la question juive de Sartre, qui pendant trois ans avait choisi de ne point voir les juifs de Condorcet [59].
L’épreuve de la persécution a profondément marqué les survivants. Roland Krivine, qui avait 9 ans en 1944, se souvient qu’il continua mécaniquement à monter dans la dernière voiture du métro pendant quelques semaines après le départ des Allemands. Plus révélatrice est cependant l’évolution politique de sa famille à partir de la Libération : « l’effet Stalingrad », selon l’expression de Jean-François Sirinelli, joue ici à plein. Même s’ils avaient « le cœur à gauche », les Krivine étaient peu politisés avant la guerre, plaçant sans doute alors la culture au-dessus de la politique. Après 1945, les choses changent progressivement : Gérard entre aux Jeunesses socialistes en 1946 puis passe au parti communiste en 1948 ; en 1949-1950, Jean-Michel, lui aussi passé par les JS, fonde une cellule clandestine du PCF au lycée Condorcet ; en 1949, Roland intègre les Vaillants, groupe d’enfants du parti communiste. En 1956, Jean-Michel, désormais étudiant en médecine, appartient à la minorité qui souhaiterait pousser le parti communiste vers la gauche et son service militaire en Algérie le fait évoluer vers le trotskisme. Il précède sur cette voie ses petits frères Alain et Hubert qui, eux aussi passés par le lycée Condorcet et le PCF, seront exclus de l’Union des étudiants communistes en 1965 et créeront la Ligue communiste, devenue par la suite la Ligue communiste révolutionnaire.
Mais la voie de l’engagement politique ne fut pas la seule réponse à la tragédie et au deuil familial : Jean-Claude Herz nous semble avoir maintenu un lien étroit avec ses parents prématurément disparus en réalisant leurs aspirations intellectuelles et en consacrant à la musique le plus clair de ses loisirs. Excellent pianiste et violoncelliste, il participe à diverses formations de chambre, écrit pour elles de savantes orchestrations, demeure fidèle au beau violoncelle qui lui fut offert en 1939, avec lequel il figura dans l’orchestre du lycée en 1941-1942 et dont il ne s’est séparé que pendant ses deux années en zone Sud.
Son frère Bertrand, qui, à son retour de déportation, voulait « fermer la parenthèse », a aujourd’hui accepté les lourdes responsabilités de la présidence du Comité international de Buchenwald-Dora. Roger Perelman a lui aussi souhaité tourner le dos à son passé de concentrationnaire et, pendant soixante ans, a préféré garder le silence sur ses terribles épreuves. Il n’en éprouve pas moins au fond de lui « l’héritage d’Auschwitz » : « Un amour profond de la liberté ; une haine viscérale de l’humiliation ; une totale absence de besoins (une belle bagnole, quelle dérision après les camps !) ; une perte de la faculté d’indignation ; une tendance à juger sur le résultat et non sur l’intention (à vouloir comprendre les failles et les faiblesses des hommes, on finirait par tout excuser). » « Deux choses encore : le réflexe de se demander, devant une personne, comment elle se serait comportée dans les camps ; et puis, oui, le refus d’avoir le moindre contact avec l’Allemagne. » [60]
Le 13 juillet 1939, le poète Fernand Gregh, alors âgé de 66 ans, avait été invité à prononcer le discours de distribution des prix du grand lycée. Cet ancien élève de Condorcet, camarade israélite de Marcel Proust au temps du Banquet et de la Revue blanche, s’était arraché aux conventions un peu lénifiantes du genre pour formuler cette triste prophétie :
« Nous vivons une des époques les plus sombres de l’histoire universelle. Tout ce que les hommes étaient en droit d’espérer après tant d’efforts, ce vers quoi semblait monter la longue et douloureuse évolution de l’espèce, tout ce que nous croyions acquis pour longtemps semble en train de s’effondrer autour de nous.
Nous avons voulu le bien-être du grand nombre, la justice pour tous, la liberté de tous, l’essai même de la fraternité, l’amitié des peuples, d’un mot la civilisation. Nous assistons aux haines de races, aux exils en masse, au vol et à la spoliation, à la torture morale, à la torture physique, aux assassinats. Nous voyons près de nous le mal triompher en ricanant et la barbarie revenir avec le masque de l’organisation. Le monde semble appartenir à des aventuriers qui, selon l’expression de l’un d’eux, font des coups. De grands peuples vivent sous le signe du fric-frac. Il est prodigieux, en particulier, de penser que le destin de deux milliards d’hommes qui vivent sur la terre est, à cette minute, entre les mains d’un seul despote qui peut tenter un nouveau coup. Je n’en dis pas plus.
Notre temps sera l’étonnement et la honte de l’histoire [61]. » [62]
Notes
[1] La doctrine du « franco-judaïsme » a été formulée dans les années 1880 par un ancien élève de Condorcet, orientaliste et professeur au Collège de France, James Darmesteter.
[2] Parmi les autres juifs célèbres passés par le lycée au temps de la Troisième République, Fernand Gregh, André Citroën, Horace Finaly, Henri Bernstein, Jean-Richard Bloch, Robert Aron, Marcel Dassault et Alexandre Stavisky.
[3] Sur Brunschvicg et la fondation de la Revue de métaphysique et de morale, voir Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Éd. de Minuit, 1988.
[4] Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996.
[5] Sébastien Laurent, Daniel Halévy. Du libéralisme au traditionalisme, Paris, Grasset, 2001 ; Pierre Birnbaum, Les Fous de la République. Histoire des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.
[6] Théodore Reinach note que « ce qui donne à Condorcet sa physionomie à part, c’est ce mélange bien parisien de sérieux précoce et de grâce légère, de discipline indulgente et de fronde inoffensive, d’ardeur pour l’étude et de goût pour le plaisir » (discours de distribution des prix, 13 juillet 1924).
[7] Patrick Cabanel, Juifs et protestants en France. Les affinités électives xvie-xxie siècle, Paris, Fayard, 2004. La Ligue des droits de l’homme a été présidée, de 1903 à 1944, par trois anciens élèves du lycée (Francis de Pressensé, Ferdinand Buisson, Victor Basch).
[8] Les Reinach et les Natanson étaient fils de banquiers. Trois générations de Rothschild ont fréquenté le lycée entre le Second Empire et 1935. Les cinq frères Fabius, André, Emmanuel, Fernand, Pierre et Raymond, fils d’un grand antiquaire du quartier, ont tous été élèves du petit et du grand lycée entre 1905 et 1926. On trouve également, sur les registres d’élèves du grand lycée, un certain nombre de noms connus de la finance parisienne, Bechmann, Bernheim, Lazard, Pereire, Seligman, Stern, Sternberg et Weil. Particulièrement nombreux étaient les élèves juifs de Condorcet fils de médecins et de dentistes du 8e et du 9e arrondissements. Rappelons que la bourgeoisie juive est encore très « rive droite » en 1939.
[9] Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 537.
[10] La parenté avec la bourgeoisie juive de Vienne tient à un mélange d’aisance matérielle, de grande ambition intellectuelle et de goût pour la musique. Beaucoup d’élèves juifs de Condorcet sont d’excellents instrumentistes.
[11] Né en 1922 à Varsovie et arrivé en France deux ans plus tard, Roger Perelman est le fils d’un tailleur juif de la rue de Rochechouart. Placé en apprentissage chez un mécanicien dentaire à l’âge de 13 ans, il reprit très vite des études primaires supérieures. L’action concertée de ses enseignants et d’André Adler, professeur de mathématiques à Condorcet, lui permit d’entrer en première au lycée en 1938. Roger Perelman obtint la mention Bien au baccalauréat de Première comme au baccalauréat de Mathématiques élémentaires.
[12] Entretien avec Pierre Chesnais, avril 2004. L’ouvrage riant de Bernard Lévi, Xbis, fournit un excellent témoignage sur l’antisémitisme à Condorcet dans les années 1930 (Bernard Lévi, Xbis, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 29-35). Le petit lycée de la rue d’Amsterdam accueille les élèves de la Onzième à la Troisième A (latin-grec), le grand lycée de la rue du Havre accueille les autres divisions de Troisième et les élèves de Seconde, Première, Terminale et classes préparatoires.
[13] Claude Singer, Vichy, l’université et les juifs. Les silences et la mémoire, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 143.
[14] AJ16 7130 : liste des fonctionnaires juifs de l’Académie de Paris actuellement présents, 25 novembre 1940.
[15] Ibid., lettre du proviseur au recteur, 15 novembre 1940.
[16] Ibid., rapport du proviseur au recteur, 18 février 1941.
[17] Entretien avec René Rémond, février 2005.
[18] Ingrid Galster, « Résistance intellectuelle et soutien passif de Vichy ? Réflexions sur un paradoxe dans l’itinéraire de Jean-Paul Sartre », in Les Intellectuels et l’Occupation 1940-1944. Collaborer, partir, résister, Paris, Autrement, 2004.
[19] Entretien avec Jean Collin, avril 2004.
[20] Journal de Robert Genton, 18 décembre 1940.
[21] Jean Balibar ne reçut aucune notification écrite de sa révocation, sinon un mot très sec de l’économe que je retranscris ici dans son intégralité : « Lycée Condorcet, Paris IX°, le 16 décembre 1940, 8 rue du Havre. / L’Econome du lycée Condorcet à Monsieur BALIBAR, professeur. / Vous voudrez bien passer à ma Caisse, le 18 décembre 1940, de 10 heures à 11 h 1/ 2 ou de 14 heures à 16 heures pour percevoir les sommes qui vous sont dues./ L’Econome [signature illisible]. »
[22] Archives nationales, AJ16 7 149.
[23] Entretien avec Pierre Chesnais, avril 2004 ; entretien avec Jean Barrère, avril 2004.
[24] Jérôme Carcopino, Souvenirs de sept ans 1937-1944, Paris, Flammarion, 1953, p. 371.
[25] Le même Jean-Claude Herz obtient l’année suivante (1943) le premier prix de physique et le premier accessit de mathématiques au concours général. Il est alors élève du lycée de Toulouse.
[26] Entretien avec Jean-Claude Herz, mai 2004. Le proviseur nous semble réagir ici comme un administrateur face à un désordre de type carnavalesque, susceptible à ses yeux de prendre de l’ampleur et d’échapper à tout contrôle.
[27] Entretien avec Pierre Daub, décembre 2004.
[28] Jean-Claude Herz m’a laissé consulter son agenda de 1942. À la date du 8 juin 1942, jour où il porte pour la première fois l’étoile à Condorcet, on lit : « Ciel pur. 11° à 8 h 17°5 à 13 h 19° à 14 h 30. 20° à 17 heures Dans l’après-midi, bribes de nuages de plus en plus grandes. Un peu de vent. Ciel pur après 20 h 30.17°5 à 20 h 30. » À la date du 2 août 1942, date de son franchissement de la ligne de démarcation, le contenu change radicalement: « Même si la paix arrive trop tard pour nous épargner les rigueurs de l’hiver, l’espoir enfin légitime nous soutiendra. » Le lendemain, il confie à son agenda ce texte d’une tonalité étrangement bouddhique: « Lorsque tu comparaîtras devant l’Éternel, il te dira: tu as tué tant de moustiques, tu as frappé tant de chiens, tu as détruit tant de toiles d’araignées, tu as mangé tant de poissons. Tu en subiras le châtiment dans cette deuxième existence. » Jean-Claude Herz, né en 1926, n’était pas totalement indifférent aux transformations historiques: à l’été de 1941, il avait écrit des souvenirs empreints de nostalgie sur les grandes vacances de 1939, Le Mémorial de la Vancelle. Voici un extrait de la préface: « Je veux en réalité moins montrer le bonheur de cette époque que proposer comme idéal notre existence avant la guerre (en supprimant les questions politiques et financières) : si l’on veut un jour reconstruire le monde, il n’y aura pas besoin de se creuser l’imagination pour trouver le bonheur idéal; il suffira de prendre modèle sur l’existence des classes aisées avant la guerre, telle que je vais la décrire dans ce livre. »
[29] Jean-Michel Krivine, né en 1932, a retrouvé puis dactylographié l’ensemble des lettres qu’il a écrites pendant la guerre. Les lettres de Toulouse et d’Eguzon en 1943-1944 sont partiellement codées : on y parle de « Maxime » ou de « l’Oncle Maxime » pour désigner les Allemands.
[30] Le Monde, 6 septembre 1991, courrier, p. 2, lettre de Jean Roussel (Paris).
[31] Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954, p. 93-94.
[32] Daniel Gallois et Albert Lautman avaient été khâgneux ensemble à Condorcet (dans la même classe que Claude Lévi-Strauss) et étaient entrés tous les deux rue d’Ulm en 1926. Albert Lautman, qui est aussi l’oncle maternel des Krivine, est un très important philosophe des mathématiques et un grand résistant, fusillé par les Allemands au fort du Hâ, près de Bordeaux, le 1er août 1944. Le frère d’Albert Lautman, Jules Lautman, également passé par Condorcet, était diplomate dans les années 1930 : il fut déporté à Neuengamme et mourut peu après son retour de déportation.
[33] Accusé de « mauvais esprit », le proviseur Leroy a été relevé de ses fonctions par les autorités de Vichy le 4 avril 1944.
[34] Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France. Listes alphabétiques par convois des Juifs déportés de France, Paris, Beate et Serge Klarsfeld, Association pour le jugement des criminels nazis qui ont opéré en France, 1978.
[35] Roger Perelman, né en 1922, inscrit à Condorcet de 1938 à 1941, est un élève brillant, notamment en mathématiques, physique, histoire et philosophie. Hypotaupin en 1940-1941, il est arrêté par la police de Vichy en tant que juif étranger, le 14 mai 1941, et enfermé au camp de Pithiviers, avant d’être envoyé travailler dans une ferme du Loiret, à Oinpuis. Il s’en évade au bout d’un mois et commence alors une longue errance en zone Sud, où le rejoint une partie de sa famille à l’été 1942 (sa mère meurt noyée en franchissant la ligne de démarcation). Roger Perelman, qui vit sous la fausse identité de « Périer », est arrêté par la Gestapo à Nice en octobre 1943, envoyé à Drancy puis déporté à Auschwitz.
[36] Vidal Chapira, né le 13 septembre 1922 à Paris, était élève de Première B2 au moment de son arrestation. Le stomatologiste Pierre Krivine, ancien élève du lycée et père des petits Krivine, figurait lui aussi sur la liste des « notables » à arrêter le 12 décembre 1941 : prévenu par téléphone, il échappa aux Allemands, passant du même coup dans une semi-clandestinité, qui dura jusqu’à la Libération.
[37] Lettre du proviseur Leroy au recteur Gidel, 21 avril 1942.
[38] Jacques Taszlicki, né le 10 janvier 1925 à Anvers, fils d’un ingénieur domicilié rue de Copenhague dans le 8e arrondissement, était élève de Première A3 en 1941-1942.
[39] Jacques Reinach, né le 26 mars 1924 à Paris, élève de Philo 2 en 1941-1942, scolarisé à Condorcet depuis la Sixième, est le fils d’un antiquaire « directeur de société » de la rue du Faubourg Saint-Honoré et le descendant d’une famille de la grande bourgeoisie parisienne particulièrement détestée des antisémites.
[40] Jules Aron, né le 14 janvier 1924 à Cernowitz (Bucovine, Roumanie), fils d’un tailleur installé Cité du Midi (18e arrondissement), était élève de Première A2 en 1941-1942.
[41] Charles Varsano, né le 2 octobre 1923 à Salonique, fils d’un agent de fabrique habitant rue Saint-Laurent (10e arrondissement), élève de Philo 3 en 1941-1942, a été pris dans la grande rafle des juifs grecs de Paris et déporté par le convoi n° 44 du 9 novembre 1942. Il venait de s’inscrire en faculté de médecine.
[42] Hugues Steiner, né le 4 septembre 1926 à Paris, fils d’un industriel du meuble du faubourg Saint-Antoine, est arrêté par la Gestapo en juin 1942 alors qu’il est élève de Troisième B1. Sa destinée est racontée par Serge Klarsfeld (op. cit., p. 403). Serge Klarsfeld a également publié (ibid., p. 415) la fiche d’information remplie par Hugues Steiner à son arrivée à Auschwitz (Konzentrationslager Auschwitz, « Name und Vorname : Steiner Hugo Israel », « Beruf : Schüler », « Vorbildung : 6 kl. Volksschule, 5 kl. Gymn. »). Hugues Steiner a repris contact avec l’administration du lycée Condorcet en 1958. J’ai vainement essayé de le joindre en 2004 à l’adresse qui était la sienne à cette époque.
[43] Jean Krell, né le 11 mai 1925 à Varsovie, scolarisé à Condorcet depuis la Sixième, élève de Première A3 en 1941-1942 (il quitte le lycée et sans doute Paris à l’été 1942), est le fils du directeur d’une fabrique de chapeaux de la rue Saint-Joseph (2e arrondissement).
[44] Jean Navarro, né le 23 décembre 1924 à Paris, élève de Première M1 en 1942-1943, fils d’un dentiste de la rue de Petrograd (8e arrondissement), était scolarisé à Condorcet depuis la Onzième.
[45] Étienne Franses, né le 26 février 1927 à Paris, était le fils d’un négociant en bijoux de la rue de Bruxelles (9e arrondissement). Il est élève de Seconde A1 en 1941-1942, année où il quitte le lycée.
[46] Jacques Yeni, né le 25 juin 1925 à Haïfa (Palestine mandataire), fils d’un ouvrier chapelier, excellent mathématicien et élève de Maths sup’ en 1943-1944, est arrêté (avec ses parents) par des miliciens français dans la soirée du 21 janvier 1944. Les trois sœurs cadettes de Jacques ont assisté à son arrestation. Les miliciens venus procéder à l’arrestation ont interdit à Jacques d’emporter son violon (« Là où tu vas, tu n’en auras pas besoin. »), puis ils ont dit aux trois fillettes : « Nous reviendrons vous prendre demain. » Aussitôt après leur départ, l’aînée, Gisèle, a donné le signal de la fuite : les trois sœurs sont allées se cacher en pleine nuit chez l’employeur de leur père, rue du Quatre-Septembre, avant de commencer une errance dans Paris, d’abord chez une tante, puis à la pension Guay de Mairie-des-Lilas ; elles partiront s’installer en Israël en 1948. Ces renseignements nous ont été fournis par Elvire Yeni, en avril 2004.
[47] Claude Goldstein, né le 14 décembre 1928 à Sannois (Seine-et-Oise), élève de Seconde B2 en 1943-1944, était le fils d’un « photographe industriel » de Sannois.
[48] Pierre Weill, né le 8 janvier 1927 à Strasbourg, élève d’hypokhâgne en 1943-1944, était le fils d’un chef d’entreprise en confection pour enfants de la rue Réaumur (2e arrondissement).
[49] Bertrand Herz, né le 24 avril 1930 à Paris, est le fils d’un centralien ingénieur chez Alsthom. Prix d’excellence en Sixième A7 en 1941 et en Cinquième A7 en 1942, il gagne la zone Sud à l’été 1942 et poursuit ses études au lycée de Toulouse. C’est à Toulouse que Bertrand, ses parents et sa sœur sont arrêtés par la Gestapo le 5 juillet 1944. Les parents de Bertrand meurent en déportation ; Bertrand survit, malgré son très jeune âge, et revient s’inscrire à Condorcet à la rentrée 1945, y poursuivant de brillantes études, couronnées en classe de Maths élem’ (1947-1948) par un premier accessit d’histoire au concours général, avant de préparer le concours de l’École polytechnique où il est reçu en 1951. Les frères Herz sont issus d’un milieu particulièrement brillant de la bourgeoisie intellectuelle. On trouve, dans leur arbre généalogique, la députée communiste et vice-présidente de l’Assemblée nationale Madeleine Braun, le professeur Robert Debré, l’astronome Armand Lambert (mort à Auschwitz), plusieurs polytechniciens (dont le capitaine Dreyfus), une douzaine de normaliens et de sévriennes, parmi lesquels l’historien de l’art Élie Lambert, l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, les mathématiciens Jacques Hadamard et Laurent Schwartz. À noter enfin, du côté de leurs cousins germains d’Angleterre, le biochimiste Albert Neuberger et son fils, le biologiste Michael Neuberger, tous deux membres de la Royal Society. Jean-Claude Herz, frère aîné de Bertrand, est le seul membre de la famille à avoir échappé à la déportation. Prévenu de l’arrestation des siens par le concierge du lycée de Toulouse, Jean-Claude Herz survit en juillet et en août 1944 dans la campagne toulousaine en remplissant et en étiquetant des cageots de légumes; il rentre ensuite seul à Paris. Il est reçu troisième à l’École polytechnique en 1946 mais préfère intégrer la même année l’École normale supérieure où il prépare l’agrégation de mathématiques. Jean-Claude Herz poursuit alors une belle carrière d’algébriste, en partie à l’université, en partie comme conseiller scientifique d’IBM France. À ce titre, il a joué un rôle important dans le développement de l’informatique en France.
[50] Le vendredi 4 février 2005, Roger Perelman a accepté de me rencontrer au lycée où il n’était pas revenu depuis le 13 mai 1941. Il évoque sa famille de prolétaires immigrés de Pologne (son père était tailleur et ne parlait guère le français), soulignant qu’elle se caractérisait tout à la fois par une grande pauvreté et un amour infini de la culture : « On se réunissait le dimanche pour prendre une tasse de thé et parler de philosophie, de politique et de littérature » (lui-même, à 17 ans, lisait avec passion Pascal et Gide). Il garde un excellent souvenir du lycée (« je dois beaucoup à Condorcet », « j’y ai été très très bien reçu »), de ses camarades de classe, de l’équipe de basket où il jouait avec Cissey, Rebuffic et Philippe de Vendeuvre. Il parle chaleureusement de ses maîtres, Adler en mathématiques, Catel en anglais, Hombourger en physique-chimie et c’est à Hombourger qu’il a écrit de Czestochowa au printemps 1945, ne sachant pas comment joindre sa famille. De sa déportation à Auschwitz, il dit : « La peur, la faim et l’épuisement physique annihilaient tout sentiment. Il n’y avait pas d’amitié, pas de haine, pas de conflit, pas de joie. Je vivais dans une sorte d’hibernation, ignorant jusqu’au nom de ceux qui m’entouraient. Mais je traversais des moments d’intense curiosité: à la différence de beaucoup de mes codétenus, je voulais savoir ce qui allait arriver. » Il souligne l’extrême variété des expériences concentrationnaires (« ma vie de mineur n’avait pas grand-chose à voir avec celle de Primo Levi, travaillant comme chimiste dans un laboratoire »). Parmi les facteurs de sa survie (alors qu’il voit mourir en très peu de temps la quasi-totalité de ses codétenus de Janina), il distingue: l’endurcissement que lui a donné une enfance pauvre, le travail dans l’équipe de nuit (celle qui étaye au lieu d’abattre), la parfaite connaissance du yiddish, langue de ses parents (à travers laquelle il comprend l’allemand), l’évolution chronologique (les conditions au camp n’étaient pas les mêmes fin 1943 et fin 1944: les nazis n’ayant plus les moyens de renouveler la main d’œuvre concentrationnaire, « nous sommes passés de la violence permanente sauvage à la violence permanente brutale »). Il évoque enfin les raisons de son silence à son retour: « j’ai hérité la structure mentale de mon père, je pense avant tout au présent et au futur » et il ajoute, avec un très léger sourire, « surtout, je n’aime pas être plaint » (entretien avec Roger Perelman, lycée Condorcet, février 2005).
[51] Livre des décès à Auschwitz, vol. 3, p. 994 (renseignement communiqué par Diane Afoumado, Centre de documentation juive contemporaine).
[52] Le nom d’Étienne Fransès apparaît dans trois documents conservés au musée d’Auschwitz : la liste du transport de Drancy à Auschwitz, le 20 janvier 1944 (Étienne est déporté avec ses parents, Isaac et Sara) ; la liste des détenus qui se trouvent à l’infirmerie d’Auschwitz III Monowitz (il y serait resté du 14 au 29 mars 1944) ; la liste des détenus transférés de Monowitz à Birkenau (implicitement, pour y être gazés), le 21 avril 1944 (« 172 681, Franses, Étienne Israel, nach Birkenau » ; les deux derniers mots sont manuscrits). Documents fournis par Wojciech Plosa, janvier 2005.
[53] La fiche d’Édouard Wessely indique qu’il est sorti du lycée le 31 mars 1942, rentré en octobre 1942, sorti de nouveau le 31 décembre 1943 et rentré le 1er octobre 1944.
[54] Jacques Yeni était issu d’une famille juive de Bulgarie. La famille Yeni avait raté son « alya » en Palestine et était donc rentrée en Bulgarie avant de s’installer en France, à Royan dans les années 1930, à Paris à partir de l’automne 1940. Très isolés dans la capitale, les Yeni se sont longtemps crus protégés par leur légalisme et par leur passeport « palestinien » (la Palestine est alors sous mandat britannique).
[55] La comparaison du sort des élèves ayant fui Paris entre 1942 et 1944 et des élèves restés à Condorcet est tout à fait parlante. Sur dix-neuf élèves ayant abandonné le lycée précipitamment, trois ont été arrêtés et déportés. Sur dix-neuf élèves ayant poursuivi leurs études à Condorcet, neuf ont été arrêtés dont un a été fusillé et les huit autres déportés.
[56] Jouent assez clairement dans cet « oubli » le poids des responsabilités françaises dans la persécution (Victor Basch et Georges Mandel ont été tués par des Français et non par des Allemands), le désir très fort chez les juifs d’un retour à la normale, la survie d’un antisémitisme aussi diffus que mal combattu. Par ailleurs, le lycée ne disposait pas de listes de déportés raciaux : les arrestations se sont échelonnées sur toute la période 1942-1944 et se sont faites en dehors de l’établissement (lorsqu’un élève disparaissait, il était difficile de savoir s’il avait été arrêté ou s’il avait opté pour la clandestinité).
[57] Photographie, année 1941-1942, classe de Première A1, communiquée par Jean-Claude Herz.
[58] Entretien avec Jean Collin, mars 2004. Jean Collin, qui fut lui-même résistant, se souvient que « certains juifs du lycée ont été aidés par des camarades ou des réseaux ».
[59] Sartre écrit, dans ses Réflexions sur la question juive : « Il n’est pas un de nous qui ne soit, en cette circonstance, totalement coupable et même criminel ; le sang juif que les nazis ont versé retombe sur toutes nos têtes » (p. 165). Les Réflexions sur la question juive sont écrites en octobre 1944, au moment où Sartre quitte Condorcet et l’Éducation nationale, avant d’être publiées en 1946 chez P. Morihien et reprises par Gallimard en 1954.
[60] Annick Cojean, Le Monde, 27 janvier 2005. Roger Perelman a refusé tout dédommagement financier pour les quinze mois passés à Auschwitz (« je ne voudrais pas qu’un Allemand ait le sentiment d’être quitte avec moi ») et ce grand médecin a poursuivi ses études après-guerre sans bénéficier d’aucune bourse. Naturalisé en 1948, il s’est même vu imposer six mois de service militaire en 1950.
[61] Fernand Gregh, discours prononcé lors de la distribution des prix du lycée Condorcet, le jeudi 13 juillet 1939, in Lycée Condorcet, Distribution des prix, 1939, p. XXIX-XXXII.
[62] Ce texte est la version remaniée d’un discours prononcé rue du Havre, le 13 mai 2004 pour le bicentenaire du lycée Condorcet. Je remercie Gérard Lobot et Catherine Heudron, proviseur et proviseur-adjoint du lycée, qui m’ont laissé accéder aux archives, ainsi que tous les anciens de Condorcet qui m’ont confié leurs souvenirs : Gaston Amiel, Jean Barrère, Michel Bignier, Françoise et Michel de Boissieu, Pierre Chesnais, Pierre Cochery, Jean Collin, Pierre Daub, Robert Genton, Bertrand Herz, Jean-Claude Herz, Gérard Krivine, Jean-Michel Krivine, Roland Krivine, Daniel Laurent, Bernard Lévi, Roland Morteveille, Roger Perelman, René Rémond. Merci également à Diane Afoumado, Étienne et Sébastien Balibar, Michel Bel Lassen, François Crouzet, Jean Duchesne, Evelyne Hazan, Stéphane Israël, Alain Krivine, Jacques Lautman, Jean Leduc, Jean-Jacques Petit, Wojciech Plosa, Anne et Jean-Pierre Raoult, Georges Snyders, Pierre Vidal-Naquet, Elvire Yeni.
J’ai rarement lu un article historique aussi précis, nuancé et instructif. L’attitude de Charles-André Julien s’est gravée à jamais dans mon esprit. Puisse-t-elle nous inspirer dans les temps à venir !
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